Prélude

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«Maman, pourquoi je n'ai pas de voix ?»

Lance une voix mécanique, stridente, désagréable, une voix qui me fait sursauter et grimacer à chaque fois, une voix que je déteste mais dont je ne peux me passer. Neutre, indifférente, incapable d'exprimer le moindre de mes sentiments, elle brise, sans le moindre remords, une certaine forme de silence qui s'était installé entre nous.

Mon père relève la tête, me lance un regard sévère.

- Nous en avons déjà discuté, Lucy.

Ses paroles sont froides et hostiles, mais il ne semble pas s'en rendre compte, il semble ne pas se soucier de l'effet qu'il provoque sur moi, petite fille curieuse, alors qu'il continue de tapoter calmement sur le clavier de son ordinateur, écrivant encore des notes, encore des rapports, encore des lettres à des personnes étrangères. Il boit son café, assit à la table de notre salle à manger, croquant de temps en temps dans sa tartine recouverte d'une épaisse couche de marmelade et continue, continue de gâcher l'atmosphère, de gâcher ce petit déjeuner, de gâcher ces discussions pourtant si précieuses que j'entretiens avec ma mère.

Mes joues se gonfle et je souffle, frustrée, me tourne vers ma tablette et lui lance un regard noir, la crible de pensées, de pensées horribles, tout bonnement méchantes, colériques et irréfléchies, des pensées que jamais je n'aurais le courage d'adresser à mon paternel.

- C'est parce qu'on te l'a volée, Lucy ! Me souffle ma mère, un énorme et éclatant sourire sur son visage.

Un air joueur s'inscrit sur ses traits bienveillants.

«Volée ? Mais qui a bien pu faire ça, maman ? Et pourquoi on me volerait ma voix ?» Demande ma voix mécanique tandis que je lance un regard ahuri à cette femme que j'adorais.

- Un jour, en t'entendant chanter, un dragon n'a pas pu s'empêcher de tomber amoureux de ta magnifique voix ! Alors, la nuit, il s'est glissé dans ta chambre et...

- Layla, cesse donc de lui raconter des histoires aussi puériles !

Mon père se lève, énerver que nous puissions êtres insouciantes alors que lui débordent de travail, foudroie ma mère du regard, transmettant dans ce geste simple et pourtant si cruel toute la rage qu'il éprouve en ce moment de plaisir.

Elle l'ignore, continue de parler, sa voix prenant des tons tantôt enjoués et graves, tantôt rapides et aigus. Je suis fascinée, du haut des mes huit ans, par la puissance de sa voix, et la regarde, émerveillée, fixe ses lèvres prononcer des mots qui deviennent des phrases et qui racontent, donnent vie, remuent, bougent, forment des syllabes et des consonnes, rien qu'avec le simple pouvoir de ses cordes vocales, à des personnages, à des fées, à des dragons, faisant apparaître tout un décor et chantant, peignant des couleurs, mettant des noms sur des visages innocents.

Une magicienne, un mage, une sorcière, elle est une fée.

Elle est celle que je voudrais être plus tard.

La femme que je souhaite devenir lorsque je serais plus grande.

- Il te l'a volée. Il lui a donné une forme de fée et te l'a prise, l'a capturée et l'a mise dans une lanterne ! Comme ça, il pourra l'entendre chanter encore et encore, sans jamais s'en lasser. Il vient de trouver sa princesse, la créature qu'il chérira et qu'il aimera pour toujours.

«Mais dis, maman, il n'est pas méchant, le dragon ?»

- Non ma chérie, il ne l'est pas. Il veut tout simplement avoir quelqu'un à ses côtés. Une amie qui lui chantera des chansons avant de s'endormir, quelqu'un avec qui parler.

«Oui, mais moi, je veux la récupérée, ma voix, maman !»

Mon père éteint son ordinateur et nous tourne le dos, s'en va, quitte la pièce, le pas lourd et les muscles tendus, ses bruits de pas donnant vie à la maison pendant quelques secondes, disparaissent la minute d'après, pour ne devenir que le simple souvenir d'un geste colérique.

Je lève un regard inquiet sur le visage pourtant si paisible de ma mère.

Elle continue de l'ignorer, tente de continuer à sourire mais, quelque part, derrière toute la joie que son regard veut me transmettre à cet instant, je perçois une légère trace de tristesse, d'amertume, une lueur de regret rapidement balayée et enterrée sous de faux-semblants convainquant.

- Un jour, il te la rendra. Quand il aura compris qu'il n'en a plus besoin, il viendra et te rendra ta fée, ma chérie. Et quand ce jour viendra, je veux que tu me promettes de devenir son amie, ma luciole.

* * *

La neige tombe.

De délicats flocons blancs se posent, tout doucement, alors qu'il n'est que neuf heures du matin, recouvrent d'un nuage glacé et englobent d'un tapis blanc toute la ville et tous ses habitants, les transportants d'une joie enfantine, apportant un semblant d'espoir dans le cœur de chacun. L'espoir que ce jour, cette nouvelle journée qui s'annonce d'une froideur délicieuse sera meilleure que la précédente. L'espoir que l'avenir sera meilleur que le passé, l'espoir que chacun trouvera la force d'avancer, suffisamment de force pour continuer de se lever chaque matin sur ce paysage immaculé.

J'entre dans notre gigantesque cuisine, tablette en main, cartable dans l'autre, j'entre et m'assois sur une des très nombreuses chaises vides, noires au dossier de métal de cette table beaucoup trop longue pour seulement deux personnes. Je m'assois à un bord, comme au hasard, mais en vérité à l'exact opposé de cette femme aux cheveux dorés mais striés de mèches grises que je souhaite éviter plus que tout, et je mange, enfouis rapidement mes crêpes dans ma bouche, en me cachant presque pour ne pas me faire remarquer, puis m'empresse de me lever, tapote quelques mots sur ma tablette, des mots de courtoisie et de politesse dont je me passerais volontiers.

«Bonne journée... mère»

C'est le bruit de mes pas, ce tapotement régulier et agaçant que j'aimerais tant étouffer, qui me répond et me souhaite une bonne journée.



Note : Un énorme merci à boudoucoucou pour avoir corrigé ce prologue ! 

La voix du silenceOù les histoires vivent. Découvrez maintenant