Nouvelle courte

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Cela faisait bien longtemps que tous les rouages de ce monde ne s'étaient pas parfaitement accordés. On était lundi midi et pourtant l'atmosphère était semblable à un vendredi soir, pas une once de malheur dans le regard des gens. La population déambulait comme dans une immense chorégraphie, même ceux qui sont de ces gens que j'appelle "de petites fortunes" assis au sol, recherchant quelques mains prêtes à les aider, ne semblaient plus porter toute la misère du monde dans leurs yeux, bien au contraire, leurs regards étaient synonyme d'espoir et de plénitude.

Vous dire mon nom serait inutile et complètement narcissique de ma part dans une histoire ou mon identité a si peu d'importance, je me décrirais juste ici comme un poisson nageant à contre-courant dans une immensité océanique peuplé de prédateurs. Je ne me souviens plus de ma nuit, comme si on m'avait effacé la mémoire à l'aide d'un appareil ultra sophistiqué, car j'avais découvert quelque vérité de ce monde que certains veulent dissimuler.

Assis à la terrasse d'une boulangerie ma faim était indescriptible, ayant fini deux croque-monsieur,mon ventre continuait de crier famine, je pensais déjà à ma prochaine commande. Je finissais mon énième verre d'eau quand tout commençait à prendre une tournure étrange, à la limite du macabre, tous ces gens heureux sans même une once de désespoir, c'était étrange, il n'y avait plus rien pour rééquilibrer la balance, d'habitude, les gens, même malheureux, n'étalent pas leurs malheurs, ils se cachent derrière un masque, certes, mais ils n'étaleraient pas un bonheur factice aux yeux de tous, c'était ridicule...

J'allais chercher quelques viennoiseries et à ma grande surprise elles m'ont été généreusement offertes par le gérant. Je les mangerais plus tard. Perdus dans mes songes, doutant même de ma capacité à visualiser la réalité de ce monde, je me suis dit qu'une balade de santé ne pourrait pas me faire de mal puis, peut-être, que la bonne humeur environnante serais contagieuse. J'arpentais les rues, les grands boulevards, les points stratégiques, j'observerais, tel un détective, chaque agissement, chaque expression. Le monde dans son intégralité allait bien. J'étais la goutte d'absinthe dans le verre d'eau, le loup dans la bergerie, je me demandais même si je n'avais pas attrapé quelques maladies mentales à force de regarder des programmes télévisés inaudibles et abrutissants.

À force de réflexion je ne surveillais plus ma trajectoire, je passais devant un lac ou une dizaine de personnes se livraient à ce qui s'apparentait à une baignade, je m'approchais d'eux, l'air confiant. D'habitude un groupe de gens se livrant à une activité se serait méfié, auraient lancé quelques regards méprisant, auraient baissé le volume de leur discussion, mais pas là, j'étais officiellement dans un monde parallèle. Je trempais mon pied dans l'eau, elle était agréablement chaude et j'eus l'impression que tout ce que j'avais toujours désiré durant ma misérable existence était cette eau, cette baignade. Une fois dans l'eau mon désir me parut dérisoire et l'eau plus froide que prévue. Quelque chose se passa soudainement, mon crâne fut attaqué par milles et une douleur insaisissable.

Le monde reprenait sa couleur originale et redevenait sombre. J'aurais voulu voir si les gens eux aussi avait repris leurs agissements habituels, loin de la bonne humeur constante de ces dernières heures, mais le monde m'apparaissait flou, tout tournait autour de moi, impossible de visualiser un détail, même infime.

Puis d'un coup, plus rien.

Il me fallut quelques heures pour reprendre mes esprits après m'être réveillé. J'étais dans un endroit sombre, semblable à ces endroits qu'on évite, par crainte ou tout simplement, car nous avons mieux à faire que de côtoyer la misère de si près. Les murs étaient sales et il y avait comme seul mobilier, deux bancs. J'entendais des échos au loin, des gens qui parlaient fort, leurs voix résonnaient dans ma tête et chaque mot avait son propre écho. Je remarquai bien tard le vieil homme assis dans le coin de la pièce, les cheveux grisonnant, le regard neutre, avec un air très négligé. Il m'envoya ce qui me semblait être un journal, daté d'aujourd'hui. Je lus la première page :

"Un homme ivre, ayant consommé diverse variété de drogue cambriola une petite boulangerie pour deux croissant avant de s'introduire nu à la piscine municipale parmi une classe d'écolier et de faire un malaise. Il serait jugé dans les jours à venir."

L'homme me regarda dans les yeux et me demanda très précisément : "T'es la pour quoi toi ?"

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