Un prénom sur un badge

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Elle en a vu d'autres, Lina.
Elle aurait pu s'opposer, prendre le risque, perdre son travail, mais garder sa dignité.
Quelle dignité ?
Ça fait bien longtemps que ce petit bout de femme l'a perdue.        Quand c'est une question de survie, on rage au placard les grands idéaux qu'on s'était fabriqués gamine. Et on encaisse, on se tait, on laisse dire, on subit.
Et puis, elle a besoin de ce boulot. Vraiment. Ce connard de Cholet le sait. Directeur sans scrupules, capable de virer une caissière pour une erreur de dix euros. Alors cinquante !
Julie sait pourtant qui lui a volé ces cinquantes euros, quand elle avait le dos tourné. Mais il est mal vu de dénoncer les collègues. Très mal vu. Ça vous colle une réputation sur le dos aussi solidement qu'un pou sur une tête blonde. Elle préfère éviter.
"Mademoiselle Young, je pourrais vous virer sur-le-champ. Cependant, je connais votre situation, je sais que vous ne pouvez pas rembourser. Méfiez-vous, je pourrais vous demander de trouver une solution pour réparer vos erreurs de caisse. Vous voyez de quoi je parle ? Sinon, demandez à certaines de vos collègues, elles ont compris comment faire", lui a-t-il lancé, le regard fixe, sans aucun état d'âme, un mauvais sourire sur les lèvres.
Salaud !
Il présente bien, pourtant. Le gendre idéal. Grand, dynamique, souriant, le menton carré et les tempes grisonnantes. Toujours une main dans le dos pour rassurer, encourager. Toujours un mot gentil quand il passe saluer les employés le lundi matin. Une épouse élégante et des enfants polis. Le type qui a commencé petit et a gravi les échelons à la sueur de son front, forçant le respect et l'admiration. Voici pour la face brillante de la médaille. Et puis, quand on la retourne, il y a le loup, le prédateur, l'homme qui veut des femmes à ses pieds pour se prouver qu'il est le plus fort.

Quelques minutes plus tard, Lina marche d'un pas rapide dans le long couloir qui sépare le bureau du directeur de la galerie marchande. Sa pause touche déjà à sa fin. Elle aurait préféré la passer à autre chose qu'à ce genre de convocation. D'un revers de manche, elle essuie avec rage une larme échouée sur sa joue. Un malheureux signe de faiblesse qu'elle doit chasser immédiatement.
Parce qu'elle en a vu d'autres,  Lina.
Elle fait partie de ces gens que le destin épargne peu.
Il y en a comme ça.

Simon Moissac stationne devant le rayon des pizzas surgelées, dubitatif. Le choix du pack de bière qu'il tient dans la main ne lui a pas posé problème, mais là ! C'est peut être bien la première fois qu'il met les pieds dans un supermarché. Seul, du moins.
Sa femme l'a quitté il y a un mois.  Avant son départ, dans un dernier élan de générosité, qui lui a probablement laissé un savoureux sentiment de devoir accompli, elle avait rempli le frigo. La femme parfaite dans toute sa splendeur, jusque dans les moindres détails, et que personne n'aille lui reprocher son départ soudain et irréversible.
Mais aujourd'hui, Simon n'a plus le choix. Perdre un kilo par semaine peut être avantageux dans un premier temps mais s'avérer critique au delà d'un certain seuil. L'idée de s'asseoir seul à une table de restaurant le décourage au point de lui couper l'appétit. A cinquante-quatre ans, peut être est-il temps de savoir évoluer dans un magasin d'alimentation. Il finit par se décider pour la pizza la plus chère.  Il ne manquerait plus qu'il mange n'importe quoi sous prétexte que sa femme est partie après trente ans de vie commune.
Il prend toujours le plus cher quand il est question de choisir, persuadé que c'est un gage de qualité.
En traversant le rayon "fruits et légumes", lui revient en tête l'une des phrases favorites de son épouse, débitée machinalement, comme toutes les autres. "Cinq fruits et légumes par jour". Elle la plaçait entre "La cigarette te tuera" et "L'alcool n'est pas bon pour ta santé."
Ce qu'elle pouvait être chiante !
Il emprisonne malgré tout quelques pommes dans un sachet plastique, et se dirige vers les caisses. Il tient ses trois articles en main, en attendant de trouver un peu de place sur le tapis roulant pour les poser. Devant lui, une femme énorme vient d'y déverser un caddie entier de cochonneries.  En voilà une qui n'aurait pas fait bon ménage avec son épouse.
Il se rend rapidement compte qu'il n'a pas choisi la meilleure caisse pour être en mesure de quitter au plus vite cet antre de la consommation, mais la caissière est jolie. Désagréable, mais jolie.  Le privilège de la beauté : atténuée le mauvais caractère.  Toujours. On pardonne tout au jolies femmes, avant même qu'elle n'aient ouvert la bouche. Celle-ci regarde à peine la cliente au moment de lui rendre la monnaie, et en profite pour essuyer sur sa joue une larme venue de nulle part. Pas de menton qui tremble, de respiration courte, d'yeux qui brillent, non, un visage impassible mais une larme qui s'est autorisée à prendre l'air.
C'est au tour de Simon.
-Bonjour, Lina !
-On se connaît ? lui demande-t-elle en levant les yeux, étonnée.
-Non, mais c'est écrit sur votre badge. Sinon, ça sert à quoi d'avoir un badge avec son prénom ?
-À nous dénoncer à la caisse centrale quand on se trompe de trois centimes. Rarement pour nous dire bonjour.
-J'ai certains défauts, mais pas celui de délateur.
-Vous n'avez pas pesé les pommes, dit-elle d'un ton neutre et blasé.
-Il fallait ?
-Ben oui !
-Et je fais quoi maintenant ?
-Soit vous y allez, soit vous renoncez à vos pommes.
-J'y vais, je fais vite, répond Simon en saisissant le sachet.
Mais pourquoi tient-il tant à acheter ces pommes ?!
-Prenez votre temps, ça ne changera rien à ma vie ! commente la jeune femme a voix basse alors qu'il a déjà disparu de la file d'attente.
Les clients derrière lui commencent à s'impatienter.
Lina profite de la pause pour étirer son dos qui la fait souffrir depuis une bonne semaine.
L'homme revient, essoufflé, et déposé les pommes pesées devant la jeune femme.
-Vous avez sélectionné le raisin à la place des pommes !
-Vraiment ?
-Raisin Golden. C'est écrit sur l'étiquette. Et là, ce sont des pommes Golden.
-C'est grave ?
-Vous paierez plus cher. Vous pouvez y retourner si vous voulez.
Le brouhaha qui commence à s'intensifier dans la file d'attente l'en dissuade.
-Peu importe, je les prends comme ça. Les pommes en seront peut être meilleures ! dit-il en souriant.
Lina esquisse un léger sourire. Ça fait un éternité qu'un homme n'a pas été gentil avec elle. Pourtant, à vingt ans, Julie n'a déjà plus l'habitude de ce genre d'attentions. L'insouciance a rejoint la dignité au cimetière des illusions perdues.
-Soirée foot ? demande-t-elle en lui rendant le ticket de caisse.
-Non, pourquoi ?!
-Pour rien. La bière, la pizza...
-Soirée d'homme célibataire !
-L'un n'empêche pas l'autre.

Lina ne daigne pas répondre à là clients suivante qui essaie de la prendre à témoin, indignée qu'on puisse ne pas être au courant que les fruits et les légumes, ça se pèse. Le genre de "gnagnagna" que la jeune femme n'entend même plus. Le SBAM la soule depuis belle lurette. Sourire-Bonjour-Au revoir-Merci. Elle l'applique uniquement quand elle sait qu'on la surveille. Le coup des pommes lui a au moins permis de lever le pied quelques minutes et de boire dans sa bouteille d'eau aromatisée, pour essayer de faire passer le goût amer de ce boulot.
En vain.
Elle en a aussi profité pour penser à Éden, l'amour de sa vie. Seule image positive en mesure d'endiguer le flot d'émotions quand il force le passage à l'arrière des paupières.

Elliot est assis dans son canapé, le dos droit. Il regarde dans le vide. Ses journées de travail sont de plus en plus pénibles. Il ne supporte plus les cors aux pieds des mamies acariâtres, les morveux qui ne veulent pas ouvrir la bouche pour qu'on puisse vérifier qu'il n'y a pas d'angine au milieu des sécrétions jaunâtres, les femmes préménopausées qui parlent de leurs bouffées de chaleur comme d'un insurmontable fléau. Et que dire de ces grappes d'assurés sociaux qui viennent réclamer un arrêt de travail parce que leur poil dans la main s'est transformé en queue de vache ?
Lui, cela fait dix ans qu'il bosse comme un malade-un comble-pour mener à bien ses études de médecine, et reprendre une patientèle de campagne, qui est passée en quelques mois de la méfiance pour le nouveau venu à l'exigence d'un absolu dévouement à son égard.
Il a fallu que surgisse le drame pour qu'il ouvre les yeux sur sa vie. Et il sent que, sans un break, une nouvelle catastrophe pourrait bien arriver. L'alcool fort au fond de son verre chaque soir ne l'aide même plus à tenir le coup. Il oublie vaguement les évènements, s'endort comme une masse, se réveille à deux heures du matin pour se tourner et se retourner comme une crêpe jusqu'à l'aube. Et, quand le réveil sonne, il émerge d'un sommeil douloureux, agité, insupportable de solitude.
Son père est la seule personne à pouvoir le comprendre un tant soit peu, même si pour lui non plus ce n'est pas une période très favorable. Il l'appellera demain pur savoir si la petite maison de Bretagne est vacante en cette période. Le rythme lent et régulier des vagues l'aidera peut être à retrouver une forme d'apaisement au milieu du fouillis.

Le petit s'est installé au salon. Sa nounou le surveille du coin de l'œil en préparant le dîner. Il a sorti tous les animaux en plastique de la caisse de jeux et les a disposés en cercle. Le minuscule éléphant gros côtoie un immense chien blanc, et les trois pied emprisonnées sur leur languette d'herbe doivent se demander comment elles peuvent se retrouver à côté d'un dinosaure violet à peine plus grand qu'elles.
L'enfant leur parle comme à de vrais amis, les emmène chacun a son tour se désaltérer sur la fleur bleues au coin du tapis en coton multicolore. Il met de côté, en se plongeant dans son monde animal, toutes les pressions émotionnelles subies a l'école aujourd'hui. Le grand qui lui a piqué son deuxième gâteau quand la maîtresse avait le dos tourné, son gilet qu'il a retrouvé par terre, sous les portes manteaux, piétiné et sali, son dessin sur lequel le pot d'eau où trempaient les pinceaux s'est renversé. La maîtresse lui a promis qu'il en ferait un autre. Mais c'est celui là qu'il voulait offrir à sa maman, quand elle rentrerait du travail ce soir.
Les animaux en plastiques sont plus faciles à vivre...

La vie avant le bonheurOù les histoires vivent. Découvrez maintenant