Rencontre et désolation

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La nuit tombait sur Dakar. Sur la Corniche, les voitures allaient à toute allure,
conduites la plupart par des travailleurs désireux de noyer le stress de la journée
dans la félicité de la vie en famille. N'eût été leur empressement, ils auraient peut-
être remarqué la scène peu habituelle qui se jouait de l'autre côté de la route. Ni eux,
ni même les nombreux joggeurs qui s'attardaient pour profiter du coucher du soleil ne
voyaient cette jeune fille, assise sur un banc en face de l'Océan. Personne ne
semblait la voir. Personne, à part moi...
La lumière orange du couchant, miroitee par la surface de l'eau, formait un
magnifique contraste avec le ciel qui s'assombrissait, donnant cette teinte particulière
au crépuscule. Le vent du soir commençait à se lever et les derniers joggeurs,
comme moi, s'apprêtaient à rentrer. Mais alors que je me préparais à rejoindre le
la maison, quelque chose retint mon attention : une silhouette qui se découpait dans la
lumière du crépuscule. C'était une jeune femme d'apparence jeune, dans la
vingtaine. Elle portait une robe de coton bleue et avait un foulard blanc noué à la
tête. Elle ne portait aucun bijou, pas même des boucles d'oreille. Les sandales
qu'elle avait aux pieds étaient simples, tout comme elle. Je n'arrivai pas à distinguer
son visage, je la voyais cependant assise, les mains croisées sur ses genoux, le
regard perdu dans la contemplation de la mer. Depuis quand était-elle là ? Que
pouvait-elle donc faire ? Cette femme avait en elle quelque chose qui accrocha mon
regard et éveilla ma curiosité. Je décidai de me rapprocher d'elle et de lui parler.
Arrivé à sa hauteur, je lui dis avec un grand sourire :
-Bonsoir
Elle ne répondit pas. Elle ne semblait pas m'avoir entendu.
-Euh... BONSOIR, redis-je en me raclant la gorge.
-Hein ?, fit elle, surprise, en tournant vers moi un visage baigné de larmes.
A ce moment, je ne pouvais décrire comment je me sentais. En voyant cette femme
pleurer, je me sentis troublé, partagé entre deux sentiments. Je ressentais de
l'admiration devant la plus belle femme qu'il m'ait été donné de voir, mais toute cette
admiration était réfrénée par le sentiment de compassion que suscitait la vue de ces
larmes. Je ressentais aussi, de manière inexplicable, une certaine connexion avec
elle.
- E....Est-ce que... ça va ? balbutiai-je
Des larmes coulèrent alors de ses yeux, qu'elle se hâta d'essuyer. Je lui tendis mon
mouchoir. Elle répondit d'un hochement d'une tête à ma question précédente. Je me
mis à côté d'elle.
- Je suis Seydina, comment vous appelez vous ?
- Rougui, dit-elle en continuant de fixer la mer.
- Joli nom. Euh, je suis désolé de vous avoir dérangé.
- Ce n'est pas grave.
- Pourquoi pleuriez-vous, Rougui ?
Un silence s'installa. Devrais-je insister, ou laisser tomber. Je la sentais gênée et je
regrettais d'avoir posé la question. C'était peut-être privé et elle était peut-être trop
timide pour me le faire savoir.
- Ce n'est rien, me répondit-elle enfin.
Je ne pouvais réprimer ma curiosité plus longtemps. J'allais la convaincre de me
dire de quoi elle souffrait.
- Je sais que je ne suis qu'un étranger pour vous, je sais. Mais il est évident en
vous regardant que vous avez des problèmes, et ce n'est pas bon de garder
ça pour vous. Je ne suis qu'un inconnu, je n'ai aucun intérêt à divulguer vos
secrets. Donc libérez votre cœur, et dites-moi ce qui vous ronge. Même si je
n'y peux pas grand-chose, je peux au moins vous fournir le réconfort de
partager votre secret.
Pendant que je parlais, elle me fixait de ses grands et magnifiques yeux. Je la
regardais dans les yeux, et j'y lisais le malheur et la solitude qu'elle essayait de
cacher. Après un long moment, elle dit finalement
-D'accord, je vous fais confiance. Je vais vous dire ce qui me ronge. En fait euh,
c'est que je...je...
Puis elle a fondu en larmes, s'est remise à sangloter de plus belle. J'essayais
timidement, de la consoler.
-Euh pardon, je suis confus c'est ma faute. Je n'aurais pas dû...
-Non, ne vous en faites pas, je vais vous raconter mon histoire.
« Je viens du Fouta, d'un village reculé. J'y vivais avec mes parents et j'ai été
l'une des rares filles scolarisées. Je suis allée à l'école primaire, puis au CEM du
village voisin où j'ai obtenu le BFEM. Comme il n'y avait pas de lycée dans la
zone, mes parents ont décidé de m'envoyer à Dakar, chez mon oncle. Donc je
suis venue il y'a deux ans, ici à Guele tapée, pour faire la seconde au lycée Mixte Maurice Delafosse. Ça se passait plutôt bien à l'école et avec la famille de mon oncle.
D'ailleurs, il s'intéressait beaucoup à ce que je faisais, tellement que je trouvais
ça louche. J'aurais dû me méfier de son air intéressé, de ses cadeaux, de ses questions indiscrètes. Car il se trouvait que mon oncle était tombé amoureux de moi, et il me l'a fait savoir l'année suivante, quand j'étais en Première. Je l'avais repoussé en lui disant que j'étais encore en train d'étudier, mais il ne s'est pas découragé. Il a continué à me faire des avances, et récemment,alors que je me
préparais à la rentrée en Terminale, il est passé à l'acte et m'a... Il m'a... »
Elle se remit à pleurer, et me laissa bouche-bée. J'avais compris son désarroi,
j'avais compris pourquoi elle s'isolait à pleurer sur la Corniche. Je lui tendis un autre mouchoir. Elle me dit en pleurs :
- S'il vous plait, ne me dites pas que je dois porter plainte contre mon oncle? C'est mon bienfaiteur, et même s'il m'a fait cette chose horrible, je ne pourrais pas
regarder sa famille en face si je le dénonce. Je suis condamnée à vivre avec ce fardeau, n'essayez pas de me faire changer d'avis.
- D'accord, Rougui. Mais je pense que vous devriez voir un spécialiste, j'en connais un bon.
- Non, ce n'est pas la peine. Vous êtes quelqu'un de bien, je comprends que vous vouliez me venir en aide, mais ça ira.
Elle sécha ses larmes, se leva et marcha en direction de la route. Je ne pus ni la retenir, ni la convaincre de se faire aider. Tout ce que je pouvais faire, c'était la
regarder, incapable. Elle arrêta un taxi, et avant de grimper, elle se retourna, me regarda et me fit un sourire radieux. Cette image resta gravée dans ma mémoire ;
une jeune fille qui souffrait,comme tant d'autres, des agissements d'un homme
cruel et inhumain mais qui trouvait la force d'aller de l'avant et de sourire. Rougui
m'avait marquée, dans ses yeux je vis quelque chose de spécial. Il m'arrive aujourd'hui encore de penser à elle et à son histoire, et à chaque fois, mon cœur battait un peu plus fort...

Alassane tall

Les Yeux De L'inconnuOù les histoires vivent. Découvrez maintenant