« La mer est comme cela : elle efface ces choses de la terre
parce qu'elle est ce qu'il y a de plus important au monde. » Le Clézio.
On est parti à l'aurore. De gros nuages noirs s'amoncelaient à l'horizon et l'air était lourd et moite. Dans la voiture on étouffaient. Il n'y avait pas la clim, et Jordan avait ouvert les fenêtres en grand. Le vent faisait un bruit horrible, et couvrait les voix à la radio. J'étais à l'arrière, au milieu des valises et des sacs, une couette à mes pieds. Je regardais le paysage, et parfois mon regard se perdait sur la nuque de Nathan. Ses cheveux blonds étaient ivres de vent, se secouaient dans tout les sens, caressaient sa peau pâle. Je me disais que si nous avions été dans un film, il aurait tourné la tête et aurait rencontré mes yeux. Je me disais qu'il aurait compris, et que ses mains noueuses auraient lâchés le volant pour venir caresser les miennes.
On s'est arrêté à une aire d'autoroute. Nathan avait l'air fatigué. Il frottait ses yeux, et son expression me rappelait celle d'un chat. Un gros chat aux yeux bleus. Jordan a commandé un café, j'ai pris un chocolat chaud. Nathan n'avait pas soif. Il est resté dehors pour se griller une cigarette. Jordan avait l'air de vouloir parler, alors j'ai fixé la télévision qui retransmettait un match de foot. Et parfois mon regard déviait encore vers la vitrine ouverte. Je voyais le dos de Nathan, son t-shirt gris, et la fumée qui s'envolait entre ses cheveux dorés.
- Tu vas lui dire ? a demandé Jordan.
Je me suis retourné vers lui. Il ne souriait pas, il jouait avec sa tasse. J'ai fini par hausser les épaules, et j'ai murmuré que non, je n'allais pas lui dire. Parce que ça gâcherait tout. Jordan m'a fixé un long moment. Je faisais semblant de rien, en buvant mon chocolat. Mais ses yeux bleus me faisaient mal. Comme milles petites coupures qu'il assenait à ma peau. Je ne savais pas pourquoi.
On est reparti et cette fois Jordan conduisait. La nuque de Nathan me faisait face. J'aurais pu m'y jeter, mordre sa peau, la lécher, la caresser, la marquer. A la place, je me suis enfoui dans la couette et j'ai fait mine de dormir. Je me suis vraiment endormi, et une heure plus tard ce sont les exclamations ravies de Nathan qui m'ont fait sursauté. On roulait près de la mer. Je n'arrivais plus à voir où s'arrêtait le ciel, et où commençait l'océan. Ça m'a fait tout drôle de contempler ça, cette immensité de bleue. Comme un grand vide dans mon cœur, où un renouveau. Un truc qui gonflait sans que je comprenne comment, et qui prenait soudain toute la place. C'était apaisant.
Le camping n'était pas très loin après ça. Jordan a dit qu'on aurait pas à marcher beaucoup pour rejoindre la mer et je ne sais pas pourquoi mais ça m'a soulagé, de me dire que je pourrais m'enfuir sur le bord de l'océan quand je voudrais. J'étais déjà venu ici avec mes parents, mais c'était si vieux que je ne me souvenais que du vent, et du mouvement des vagues contre ma peau. Pas du paysage. Juste des sensations floutées par le temps.
Comme c'est Jordan qui avait fait la réservation, Nathan et moi on a attendu dans la voiture. Son bras pendait négligemment par la fenêtre et je ne savais pas trop quoi dire. Ce n'était pas comme ça au début de notre amitié. On était fusionnel. Je pouvais lui raconter ma vie, le laisser y pénétrer comme il pouvait et je savais tout de la sienne. Maintenant il y avait cette chose qui voletait entre nous, que je ne savais pas comment mettre en cage, et dont lui ne soupçonnait même pas l'existence. Mais ça créait tout ces silences qui me foutait mal à l'aise et que j'avais envie de crever en lui hurlant que je rêvais de sa peau contre la mienne jour et nuit et nuit et jour.
Jordan est revenu dans la voiture avec un grand sourire. Il a dit que notre emplacement était idéal, pas trop près des toilettes ni trop loin de l'épicerie. Nathan a demandé si le chemin pour aller à la plage était accessible du camping, et comme Jordan n'en savait rien il a juste haussé les épaules.