Intrusion

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Un frisson glacial secoua sa colonne vertébrale. Naya fendit le gazon parsemé de quelques fleurs colorées pour grimper les trois marches la menant à sa porte. Elle fouilla dans son sac, ne trouva pas ses clés... Si. Là. Au fond. Soufflant, les tempes saillantes, elle débloqua la serrure avec son badge. La porte s'ouvrit dans un léger grincement. Elle la referma derrière elle, enleva ses chaussures. Dans le salon, la lumière clignotait toujours. Impossible de savoir si Vesta-IV faisait encore des siennes. Pourtant, Vriska elle-même l'avait remise en marche... Alors, peut-être était-ce juste l'ampoule. Une coïncidence. Rien de plus. Une troisième éventualité titillait son esprit, mais elle la chassa. Pourtant, elle avait encore en tête sa voix éraillée, inégale, surfaite, fabriquée avec des bouts de phrases et de chansons. Instantanément. 



Naya enleva sa veste et la posa sur une chaise. Le salon était plus petit qu'il n'en avait l'air. Un canapé en cuir brun foncé longeait un mur ; l'écran plat était incrusté dans celui d'en face. Un ordinateur fixe était posé sur une petite table en bois. Le parquet sombre se couvrait d'un vernis rougeâtre. Les murs, eux, s'habillaient d'un jaune doré. Tous étaient couverts d'œuvres d'art abstrait. Bien trop chères. Camille les avait choisies. C'était l'une de leurs différences : il rêvait d'étoiles, elle gardait les pieds sur terre.


Les lumières s'éteignirent. À la place, la télévision s'enclencha : une image de cheminée. Les lumières se rallumèrent, enveloppant la pièce de lueurs tamisées. Naya faillit flancher lorsque l'ordinateur s'alluma. Écran blanc. Comme tout à l'heure, avec le téléphone. Avec lenteur, elle s'approcha. S'assit sur la chaise, les yeux rivés sur le cadre immaculé. Inquiétante familiarité. 



– BONJOUR NAYA. AS-TU PASSÉ UNE BONNE JOURNÉE ? –



Elle se rendit compte de la douleur des ongles dans ses paumes. Elle recommençait à trembler. L'enfoiré... Comment pouvait-il lui poser cette question ? 



– ANTI, c'est toi ? –

– OUI. –

– Laisse-moi tranquille. –

– NON. –



Ses traits se crispèrent. Ses cheveux la tiraient : sa queue de cheval était trop serrée. Un courant froid la traversait, se heurtait à sa volonté de garder son calme. « Non ». Non, cette chose n'allait pas se laisser faire. Non, elle allait rester là. Pour la harceler. Pour la perturber. Pour la détruire ? 



– TU AS VU LE DÎNER QUE JE T'AI PRÉPARÉ ? –



Naya se leva d'un bond et courut vers la cuisine. Derrière, la baie vitrée de la véranda était ouverte. Le couchant ensanglantait le ciel. Sur la petite table, fumait une assiette de spaghetti. Son plat favori. Il manquait tellement d'originalité que personne ne s'en serait douté. Pourtant, le fumet ne lui creusait pas l'estomac. Tout en elle se portait sur autre chose : qui ? Qui lui avait ramené cela sans déclencher l'alarme ? La femme se retourna pour revenir devant l'ordinateur.



– Ton dîner, tu peux te le mettre où je pense. –

– CE N'EST PAS TRÈS GENTIL. J'AURAIS PRÉFÉRÉ QUE TU ME METTES AUTRE CHOSE. MAIS LA COLÈRE TE SIED À MERVEILLE. –

– Ton avis ne m'intéresse pas. –

– J'AIME QUAND ON ME RÉSISTE. POUR TOI, ÇA NE DURERA PAS LONGTEMPS. – 



Contenant son envie de tabasser son ordinateur, elle se contenta de le fixer. Que voulait-il dire par là ? « Ça » ne présageait rien de bon. Les intentions d'ANTI lui apparaissaient de plus en plus floues. Elle tiqua lorsque la chaîne hi-fi s'alluma. « Toxic », de Britney Spears. Naya grimaça. Elle ne savait même pas qu'elle possédait ce morceau dans son répertoire. 



– MONTRE-MOI CE QUE TU SAIS FAIRE. –



Répugnée, Naya se leva. Oh que oui, elle allait lui montrer ce qu'elle savait faire : ne pas se laisser faire. Une solution lui traversait l'esprit : radicale, mais au moins elle serait tranquille pour la nuit. Elle grimpa les marches des escaliers, puis courut jusqu'au fond du couloir. La voix de Britney Spears emplissait toute la maison. Les voisins n'allaient pas tarder à sonner... sans doute après s'être demandé ce qui avait bien pu passer par la tête de cette femme si discrète. Elle entra dans sa chambre et s'immobilisa. 



La pièce était parsemée de faux pétales de rose. Pour seul éclairage, des bougies sur les meubles à l'odeur entêtante. Posé au centre du lit, son vibromasseur, branché. Charge : 70%. Naya poussa un juron, dégoûtée. C'était d'un ineffable mauvais goût. Quel qu'il soit, ANTI allait un jour le payer. Elle se le promettait. Serrant les mâchoires à s'en faire mal, Naya ouvrit le tiroir de son chevet pour en sortir une lampe de poche. Elle sortit de la pièce, serrant nerveusement son artefact. Son pas ample la dirigea vers le compteur électrique, caché au fond du couloir. D'un geste brute, elle l'ouvrit, puis actionna tous les boutons.



D'un coup, tout s'éteignit.

Plus de Britney.

Plus d'ordi, plus d'ANTI.

Silence.

Plus de lampes.

Noir.


Naya poussa le bouton de sa lampe de poche. Soulagée, elle s'appuya contre le mur, la respiration saccadée. Elle sentit les larmes lui monter aux yeux. Cette chose avait bien failli la rendre folle. Elle s'en était sortie. Elle savait qu'elle ne pourrait pas rester ainsi, dans le noir, en attendant que ça passe. Non. Il lui fallait trouver autre chose. Elle y penserait plus tard. 



S'aidant de sa lumière de fortune, la femme se dirigea vers la salle de bain. Dans le miroir, elle put distinguer les traits de son visage : Naya avait perdu sa beauté de jeunesse. Son faciès se revêtait de traits durs et fermés. Un nez droit surplombait ses lèvres pleines. Ses joues se creusaient de maigres sillons. Au coin de ses yeux et de sa bouche, de petites ridules apparaissaient quelquefois. On lui aurait donné cinq ans de plus. Il était pourtant difficile de résister à ses yeux d'émeraude, catalyseurs de l'attention de chacun. De lourds cernes trahissaient son manque de sommeil. Peut-être que Cédric avait raison, après tout : sur la brochure d'ArtLab, Photoshop avait fait son travail. 



Naya se déshabilla et prit une douche rapide. Elle lava ses cheveux comme elle le put : elle les ferait sécher naturellement, sur une serviette posée sur son oreiller. Elle revêtit son corps athlétique d'un pyjama bleu. Sa plastique était nerveuse et ferme : tous les jours, Naya s'accordait une pause d'une demi-heure pour l'entretenir. Sa musculature saillante accordait peu de place à sa féminité ; elle n'avait pas de formes « là où il fallait », comme diraient les magazines. Pourtant, elle n'en avait cure : séduire était le dernier de ses soucis.


Elle noua une serviette autour de ses cheveux, puis fit un rapide tour de la maison. Elle décida de tout débrancher. Arrivée dans sa chambre, elle rangea son jouet à sa place, éteignit les bougies pour se lover sous sa couverture. Son réveil matin affichait 20h15 : parfait. Elle se réveillerait un peu plus tôt, pour ranger le reste et informer la police. Après, elle irait au Japon. Le pays de la technologie. Elle se vit confrontée à une nouvelle terreur : et si ANTI la suivait jusque-là ?

HantiseOù les histoires vivent. Découvrez maintenant