Je vole. Je vole au dessus de la cité, des points de lumières dansent devant mes yeux, c'est la ville qui brille. Ou qui brûle? Je me laisse porter par les courants ascendants, plus hauts, toujours plus hauts. Le vent m'emmène loin de ma vie, me procurant un puissant sentiment de liberté. Mes ailes immenses autour de moi, complètement déployées, chacune de mes plumes vibre sous la pression de l'air, mes sens exacerbés et grisés par la vitesse, la lumière, le glissement de l'air sur mon visage m'envoient milles informations à la fois, je monte, je virevolte, m'oubliant dans ce tourbillon de plumes noires et de nuit délicate qui s'enroulent autour de moi, me cachant aux yeux du monde. L'air me fouette et me caresse le visage, tandis que les seuls bruits que les étoiles perçoivent sont mes lents battements d'ailes , se ralentissant peu à peu au rythme de mon coeur. La lune est penchée, de travers, son croissant renversé éclaire l'obscurité, brillant comme des dents, rappelant un sourire, semblable à celui d'un certain chat de Cheshire. We are all mad here, c'est ce qu'il dit à Alice, aux pays des merveilles, au pays des rêves, ce pays où les flamants sont des cannes de croquets, les cartes des soldats, où les lapins prennent le thé avec les chapeliers, ou le non-anniversaire est jour de fête. Et sous cette clarté diffuse, je crois presque me retrouver dans ce monde fantastique de l'imagination. J'aurais bien aimé être "dans" le rêve d'Alice. Je sais que les rêves et la réalité se confondent souvent. Et si notre rêve était la réalité, et notre réalité le rêve? C'est une chose sur laquelle je n'ai pas envie de réfléchir. Je sais comment se finit un rêve, souvent.
Tel un aigle planant cherchant une proie, je redescends vers Londres en planant en grands cercles. Je distingue à présent les rues désertes, les enseignes lumineuses et les réverbères, quelques rares voitures. Je recommence à battre des ailes, et je descends lentement à la verticale sur quelques mètres afin d'atterrir doucement, un pied après l'autre, sur le toit d'un immeuble d'une quinzaine d'étages. Je passe ma main dans mes boucles lâches, une tignasse que je peine, ou plutôt que j'échoue lamentablement à discipliner. Je m'avance jusqu'à la balustrade de béton et je m'y accoude, mes ailes pendent derrière moi et trainent sur le sol telles une cape qui m'enveloppe des épaules jusqu'aux pieds. Je lève d'abord les yeux vers le ciel, admirant les étoiles à moitié éclipsées par les lampadaires, puis je scrute les immeubles en face de moi, cherchant une entrée, une fenêtre ouverte, des volets mals fermés. Tous est calme, les façades monotones aux volets roulants ferment toutes les possibilités. Je soupire. Je n'ai pas vraiment envie de chasser toute la nuit. Je m'appuie sur mes bras et je monte mon corps sur le muret. Je m'assoie, les jambes pendant dans le vide. Je pourrais rester comme ça des heures, avec l'air caressant mon visage et le vide à mes pieds, mes plumes me chatouillant les jambes. Je vois alors une potentielle proie.
Et je saute. Je tombe à pic, à une vitesse vertigineuse avant de déployer mes ailes au tout dernier moment, à quelques mètres du sol. Je remonte en chandelle en souriant, puis je vais me percher sur le rebord d'une fenêtre au quatrième étage d'un immeuble, plus loin dans la rue. Je pose mes pieds sur la barre de fer transversale qui retient une jardinière de fleurs, en continuant de remuer les ailes pour éviter de tomber. Je place une main sur la barre en m'accroupissant et de l'autre je pousse la vitre entrouverte. Je rentre dans la chambre en m'accrochant à l'appui de la fenêtre et je plie mes ailes pour passer l'ouverture. La chambre est assez petite, principalement meublée par une armoire de bois et un grand lit. Les murs sont blancs et décorés de nombreux cadres photos. Certaines représente un mariage, un couple heureux , s'embrassant, d'autres une lune de miel à Paris. Le couple qui est endormi ici a entre 25 et 30 ans. On n'entends pas d'autre bruit que leur respiration. Celle de l'homme, brun et une barbe de quelques jours, est légèrement hachée. Il tressaille souvent et a la bouche ouverte. La femme a un joli visage rond et des cheveux blonds cendrés. Elle sourit, elle semble calme. Son visage est tourné vers son mari. C'est ma future victime. Je vais aspirer ses rêves.
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Voleuse de rêves...
Short StoryUn rêve, rien qu'un rêve. J'ai besoin d'aspirer les rêves des autres, pour oublier, oublier que je n'en ai aucun. Aucun rêves. Un rêve, rien qu'un rêve.