La dame

28 5 4
                                    

Tout le monde avait des problèmes. Tout le monde surmontait. Pour qui se prenaient ces gens, prisonniers volontaires de leur appartement, pour croire leur douleur au-dessus de celle des autres ? On ne faisait pas toujours ce qu'on voulait.

Le soir après cette visite dégoutante, Clovis se trouvait dans un bar à vin avec un mélange d'amis de Jimmy dont il peinait à retenir quel que détail que ce soit. Désirait-il sortir et rencontrer des gens ? Non. Ça faisait partie des obligations auxquelles on se conformait quand on n'était pas quelqu'un d'égoïste, voilà tout.

Jimmy avait son comptant de relations auprès desquelles prendre des nouvelles. Clovis, qu'il voyait plus régulièrement, passait après. Assis seul, il en profitait pour revoir ses notes pour la réunion mensuelle du service de comptabilité. Il se trouvait que ça lui donnait une aura de mystère bien imméritée et qu'une certaine femme n'attendait qu'une occasion du genre pour venir lui parler.

Jimmy l'avait briefé. « Sarah, tu oublies tes plans, c'est pas une Adeline. Après, tu tentes ou pas, c'est toi qui vois, mais ne lui manque pas de respect. »

Ils se sourirent et firent tinter l'un contre l'autre leurs verres de bourgogne.

— Tu écris ?

— Rien de bien intéressant.

Il lui donnerait sa profession, elle bâillerait et déclarerait qu'il l'ennuyait, elle partirait. Ça se passait toujours comme ça, dans les projections que Clovis se faisait de ses conversations avec des femmes.

— Comptable ? Eh, je ne pensais pas rencontrer un homme indispensable à la survie de son entreprise.

— Quoi ?

— Presque tout le monde ici se situe dans la catégorie socioprofessionnelle « parasite » ou « accessoire ». Tu sais, de ces occupations créées lorsque la valeur « emploi » a remplacé la valeur « travail ».

— Je... je ne suis pas sûr de voir de quoi tu parles.

— Ha ha, je préfère éviter d'entrer sur le terrain politique. Tu serais surpris de savoir ce que font certains amis pour échapper à la propagande. Trouvons autre chose. Cinéma ?

— Mauvaise pioche, je prends le septième art très au sérieux.

— Ça me va.

Ils ne parvinrent pas à lancer un sujet vraiment profond.

— Tiens, on dit septième art pour le cinéma et neuvième art pour la bande-dessinée, mais je n'ai jamais entendu parler du huitième art.

— Ce sont toutes les formes d'expression spécifiques à la radio et la télévision.

— Pour de vrai ?

L'anodin s'épuisa. Le cancan prit le relai.

— Et tu ne connais presque personne ? Sympa Jimmy, de te faire venir et de te laisser en plan.

— Pour être honnête, je ne suis pas une créature très sociale.

— Pff, qui l'est ?

— Je veux dire que j'ai dû croiser quatre ou cinq fois tout le monde et que, rien à faire, je ne retiens ni les noms, ni les quelques discussions qu'on a pu avoir.

— Mauvaise mémoire ? Il faut quoi pour te marquer l'esprit ?

— Je ne sais pas.

— Dire quelque chose de stupide et choquant, peut-être ?

— Comme quoi ?

— J'aime bien ta couleur de cheveux mais j'ai bien peur de ne pas avoir de taies d'oreiller assorties avec.

Clovis laissa retomber dans son verre la gorgée de vin qu'il venait de boire. Sarah lui tapa dans le dos. Sa toux interrompue, il se recentra sur son carnet.

— Je suis désolée de t'avoir gêné.

— Pas grave.

Sarah tourna la tête, fit un signe de main à quelqu'un et embarqua son verre vers d'autres aventures.

Clovis resta à se demander si c'était sincère.

Qui disait des choses pareilles ? Homme ou femme, aucune différence, dans les deux cas c'était la déclaration d'un pervers.

Ou alors elle ne le pensait pas vraiment et ne cherchait qu'à se moquer de lui. Ouais. C'était toujours comme ça.

Quel que soit le contact avec d'autres personnes, il se faisait malmener sans répondre. Il ne savait même pas si les autres en prenaient conscience.

Mieux valait qu'il rentre chez lui.

La SolitudeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant