C'est un trou de verdure ou chante une rivière

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《Priere de quitter la ville le plus vite possible. Informations supplémentaires disponibles à la mairie.》.

Ce petit texte était présent sur tous les murs du village. Gaston relisait encore et encore l'avis. Une voiture passait dans les rues en répétant par ses hauts parleurs le même message. Gaston tenait par la main son petit fils William . Ce message lui était insupportable. Il resserrait sa main sur celle de l'enfant tandis qu'il luttait pour retenir ses larmes. On avait décidé quelques jours auparavant de construire un barrage hydraulique qui permettrait de fournir en énergie propre toute la vallée. Seulement, ce barrage devrait submerger deux villages de la region. Les débats avaient été houleux mais la décision avait finalement été prise. La plupart des habitants avaient alors commencé à faire leurs valises et à partir, résignés.

Il leur restait une semaine.

Gaston ne voulait pas de ce barrage. Il ne voulait pas partir. Il était né dans ce village et y avait vécu toute sa vie sans interruption. Il n'en était jamais parti. Ses parents étaient nés ici, ils s'y étaient mariés et avaient fait naître tous leurs enfants à cet endroit. Gaston y avait passé son enfance, son adolescence, il y avait rencontré Marie, sa femme, décédée deux ans auparavant et enterrée dans le petit cimetière du hameau, près de la rivière, à côté de ses parents, grands parents... Gaston refusait d'abandonner ses morts. Jamais il ne partirait loin de Marie. Aussi il ferait tout ce qui lui permettrait de rester ici et de ne pas quitter sa terre.

William leva ses grands yeux blonds vers son grand père. Il était inquiet pour lui. Le vieux esquissa un sourire bourru et ouvrit la bouche pour tenter d'expliquer ce qui se passait à l'enfant. Mais en rencontrant les yeux innocents de l'enfant il ne put s'y résoudre. Gaston referma donc la bouche et entraîna son petit fils vers leur maison. Il y avait trois ans que l'enfant vivait avec lui. La fille de Gaston, mère de William était morte avec son mari dans un accident de voiture et Gaston et Marie étaient la seule famille qui restait au petit garçon qui avait alors onze mois. Marie avait accueilli ce bébé comme si c'était le sien et peu à peu Gaston aussi s'était attaché au petit être blond. Quand Marie est tombée malade le petit avait deux ans. Elle avait trop rapidement succombé à la maladie et l'enfant et le grand père étaient restés seuls dans la trop grande maison de pierres.

Gaston laissa William chez la voisine un moment et partit au cimetière. Il confia toute sa peine à Marie. Comme d'habitude, il lui raconta tout ce qu'il vivait et ressentait. Après avoir évoqué les progrès de William, il parla du barrage. Il lui semblait que Marie l'entendait et l'écoutait comme à chaque fois. Il la voyait presque près de lui. Alors le vieil homme, après avoir consulté sa femme, prit une grave décision. Il ne quitterait pas le village quoi qu'il advienne. Sa vie était au village et nulle part ailleurs. Il resterait. Quoi qu'il arrive. Près de Marie.

Tandis qu'il rentrait chez lui, Gaston contemplait impuissant le flot de villageois qui s'en allaient et abandonnaient tout ce qui avait été leur vie jusque là.

Les jours passaient. A la fin de la semaine, des hommes en gilets fluos passèrent dans les rues pour chercher les derniers habitants. La construction du barrage allait commencer. Gaston et William se cachèrent et les destructeurs passèrent sans se douter de leur présence. On commença par assécher provisoirement la rivière. Gaston emmenait William jouer sur les berges vides et boueuses de ce qui était auparavant une grande rivière pleine de vie et d'énergie. Au loin le mur gigantesque commençait à s'élever. William sautait dans la boue au fond du lit du fleuve mort. Sa vitalité contrastait avec le calme pesant du village désert.

Puis les deux allèrent comme à leur habitude au café du village. Celui ci était désert. Comme tout le reste du village. Le vieux servit une grenadine à l'enfant et ouvrit pour lui même une bonne bouteille.

Cette vie était devenue si étrange. Grâce à William il restait un peu de vie dans cette ville fantôme mais l'ambiance était très angoissante et menaçante. Cependant ni l'un ni l'autre n'avait peur. L'enfant se sentait en sécurité dans les bras de cet homme fort et courageux, et Gaston ne redoutait rien. Deux mois s'écoulerent ainsi. Un jour enfin, le barrage fut terminé. En voyant cela, le vieillard sentit une boule se former dans son ventre. Il savait que la fin de la construction allait signifier la mise en eau du barrage et la submersion du village. Mais Gaston ne reviendrait pas sur sa décision. Il ne partirait pas. Il ne laissa rien transparaître de son émotion pour ménager l'enfant qui semblait presque apprécier cette nouvelle situation d'avoir pour terrain de jeu un village a lui tout seul.

A la radio, le grand père entendit un soir que le barrage serait mis en eau le lendemain à midi. En se réveillant ce jour là, les deux solitaires ne changèrent rien à leurs habitudes. Après avoir bu un verre au café, Gaston emmena William jouer dans le lit de la rivière. Il était onze heures et demie. L'enfant ne se doutait de rien et jouait naturellement. Gaston contemplait le clocher de l'église , dont les cloches n'avaient plus sonné depuis plus de soixante jours. Cette église était magnifique, clocher à bulbes vieux de 200 ans. Quel gâchis ce barrage!

William observait son grand père a la dérobée sous ses longues boucles blondes qui n'avaient pas été coupées depuis deux mois. Il sentait son grand père tendu. Mais il gardait confiance en lui. Le vieillard ne parlait presque plus ces derniers temps.

Soudain, le vieux se leva brusquement. Il appela son petit fils près de lui. Gaston pris la main du petit garçon et le hissa dans ses bras face à l'amont de la rivière. Un grondement sourd fit craquer la montagne et résonna dans toute la vallée. C'était la rivière qui surgissait à nouveau après deux mois d'absence, plus virulente et rapide que jamais. Stoic, Gaston contemplait la terrible vague désormais mortelle de la rivière qu'il avait aimé, se déferler vers eux. William observait le barrage. Il savait que quelque chose allait arriver mais il n'osait pas se retourner. Le bruit l'effrayait. Son grand père le serrait fort, bien plus fort que d'habitude. Alors l'enfant s'abandonna aux bras de l'aïeul et ferma les yeux pour ne pas affronter ce qui fonçait droit sur eux. Le vieux embrassa du regard son village une dernière fois et en regardant la tombe de Marie, il laissa pour la première fois depuis des années échapper une larme. Une larme de tristesse pour la mort de Marie et de sa fille, une larme d'incompréhension face à la bêtise humaine, une larme de regret envers le sacrifice d'un petit garçon et d'un pauvre vieillard. Celle çi n'eut même pas le temps de couler sur sa joue, elle fut noyée par l'immense vague qui submergea les deux hommes minuscules. Leurs corps évoluèrent un instant au rythme mortel de l'eau insoumise qui vint s'écraser contre le mur de béton du barrage entraînant avec elle les deux dernières vies de la vallée. Le grand père serrait encore fort son petit fils dans ses larges bras dans cet ultime sacrifice de leurs vies innocentes face aux géants industriels et commerciaux. Deux minuscules vies sacrifiées sur l'autel du profit à tout prix. Deux petites tortues, qui dansent, lentement, trop lentement, dans un monde devenu rapide, trop rapide.

 Deux petites tortues, qui dansent, lentement, trop lentement, dans un monde devenu rapide, trop rapide

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