6. Immaculé

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Fermé, le petit panneau de bois indiquait que l'auberge était close. Le marchand à la mâchoire carrée n'en crut pas son œil. La Chimère avait les portes closes. En dix ans qu'il venait à Théa pour affaires le cyclope n'avait jamais vu cela. Il dut pourtant se rendre à l'évidence : il était à la porte. Duro maugréa dans sa barbe, cette fermeture ne l'arrangeait guère, sa cargaison était quelque peu... délicate. Il ne pouvait pas se permettre d'avoir trop de questions. Le cyclope regarda à gauche, puis à droite mais la ruelle sombre ne lui fut d'aucune aide, ne s'y trouvait qu'un homme, le visage partiellement dissimulé par une capuche ocre. Il s'avançait dans sa direction et s'arrêta à deux pas de Duro qui eut un mouvement de recul et porta automatiquement la main à sa ceinture. Il était sur le qui-vive depuis trois jours et sa dague avait déjà servi au cours du voyage, il n'était plus à un mort près. Mais l'homme ne parut pas agressif et désigna la pancarte fixée à la porte de la Chimère.

— Rufus ne ferme jamais, c'est définitif ? s'enquit l'individu.

Rassuré, Duro se calma puis haussa les épaules, montrant ainsi son ignorance. Il se ravisa en voyant un petit morceau de parchemin coincé sous la pancarte. L'objet bougeait à cause des vents violents qui soufflaient en rafale sur la cité des sables. Le cyclope retourna la pancarte qui dévoila aux deux individus une note manuscrite. Rufus suggérait deux ou trois auberges qui ne seraient pas trop guindées, un euphémisme pour dire que les clients louches ne seraient pas inquiétés. Le patron de la Chimère vraiment à ce que sa clientèle n'ait pas d'ennuis avec la garde de Théa, à croire qu'il tenait à elle.

Duro soupira de contentement, encore quelques minutes et il pourrait reposer ses pieds douloureux. Il reprit sa route à travers les rues de la cité, une pensée amicale pour Rufus et une envie de volaille rôtie en tête.

***

Dans un endroit à la localisation inconnue marchaient Rufus et Aitsuki. Le vieux patron de la Chimère avait décidé d'enseigner la magie à sa jeune amie et, au lieu de lui apprendre les rudiments de la maîtrise des forces élémentaires, chose que tout bon professeur aurait faite, il eut un choix différent. Il commença par les transporter dans cet endroit si inhabituel pour elle. Aitsuki avait fermé les yeux lors du voyage magique, vraiment trop remuant, mais depuis leur arrivée les gardait grands ouverts.

Les lieux où ils se trouvaient étaient pour le moins étonnants. Où qu'elle pose son regard Aitsuki ne voyait qu'une plaine stérile. La terre sombre n'accueillait aucun végétal et encore moins d'animal. Aucune brise ne venait les rafraîchir mais ils n'avaient pas froid pour autant. La notion même de température semblait sans fondement, inutile ici tant tout était neutre. La jeune femme en frissonna d'inconfort. Ce n'était pas normal, rien sur cette plaine n'était normal, Aitsuki n'en était que plus perturbée. Tout était tellement silencieux, trop silencieux, l'environnement aspirait les bruits. Si elle ne s'était pas entendue respirer elle se serait crue sourde car elle ne faisait aucun bruit en posant ses pieds sur le sol où elle ne laissait aucune marque.

— Rufus, où sommes-nous ? Il n'y a rien ici.

— C'est tout ce qu'il nous faut, répondit l'homme avec un grand sourire.

Bizarrement elle ne le crut pas sur parole et pourtant il n'en démordit pas. Il s'allongea dos au sol et invita Aitsuki à faire de même. Au-dessus d'eux était un ciel blanc, parfaitement immaculé. Aucun astre ne luisait, aucun nuage pour occulter un soleil absent.

— Regarde tout ce que tu peux faire gamine, tout ce que tu as besoin d'apprendre est là.

Elle chercha longuement une réponse, elle regarda partout, plusieurs fois mais elle ne vit rien.

— Rufus, il n'y a rien ici, répéta la jeune femme.

— Rien, tout, murmura l'ancien, ce n'est qu'une question de point de vue.

Aitsuki ne répondit pas mais n'en pensa pas moins, le soleil de Théa et les vapeurs d'alcools avaient très sérieusement attaqué le cerveau du vétéran. Elle contempla une fois de plus ce ciel vide mais aucune solution ni aucune piste ne lui apparut.

— Ce ciel est ta toile, à toi de créer ton œuvre. Une fois que tu maîtriseras toutes les forces primales de la Nature cela te sera un jeu d'enfants.

Aistuki soupira de mécontentement et se releva prestement, il se moquait d'elle.

— Je n'ai peut-être pas fait l'armée mais j'ai eu quelques cours à l'école Rufus. Pour manipuler le feu il faut du feu, pour ordonner à l'eau il faut de l'eau. Quant au vent, si je peux l'affaiblir ou le forcer je ne peux moi-même l'insuffler. Je ne suis pas si sotte !

— En es-tu sûre ? demanda Rufus en l'imitant. J'entends dans tes propos les leçons des maîtres de Théa.

— A raison non ?

— Non, je peux t'apprendre leurs leçons si tu veux mais tu deviendras alors comme les mages-guerriers de Théa, moyenne, sans grande maîtrise. Les plus grands mages sont ceux qui s'affranchissent des livres d'écoles, ceux qui plongent dans les méandres de la magie. Ceux qui dépassent les limites de la connaissance. Oui tu peux invoquer une flamme et la faire grandir, mais pourquoi ne pas directement la créer ? Les plus grands le font.

Aitsuki rétorqua que cela coûtait beaucoup de force vitale, et qu'elle n'était pas illimitée. Cela fit sourire le vieil homme qui se lança dans un long monologue sur l'unité du monde. Pourquoi prendre sa propre force vitale alors que partout autour d'eux s'en trouvait disponible ? L'énergie était partout, il suffisait de savoir s'en servir.

— Et tu es là pour l'apprendre.

— Mais il n'y a rien ici.

Elle était butée, elle restait fixée sur la stérilité des lieux. Cela lui paraissait être une grande faiblesse, une impossibilité à faire de la magie, elle ne pouvait pas plus avoir tort.

— La seule chose à ta disposition ici est l'énergie du monde. Avec elle tu vas créer les forces élémentaires. Ce que les autres manipulent toi tu créeras à volonté. Tu n'en seras que plus avantagée par rapport à eux. Maintenant commençons. Essaye de créer ton élément de prédilection.

Aitsuki haussa les épaules, elle n'avait aucune idée de ce que cela pouvait être. Elle n'était pas spécialement une enfant du vent, ni du feu, ni de la terre. Elle ne savait vraiment pas. Rufus se rendit à l'évidence, il avait sauté quelques étapes. Il fouilla dans son sac et en sortit une petite pochette ainsi qu'une pipe qu'il tendait à son amie. La jeune femme la saisit avec un mauvais pressentiment, elle ne fumait pas et n'avait pas envie d'essayer. Rufus sortit du sachet quelques longues et fines feuilles multicolores et les enfonça dans la pipe avant d'y mettre le feu.

— Rufus, ce sont des herbes arc-en-ciel ?

Il secoua la tête.

— Non, c'est de l'herbe arc-en-ciel, l'herbe des chimères. Elles vont t'emmener dans ton esprit et te donner les réponses que nous voulons.

— Hors de question que je me drogue ! Et si je fais une overdose ?

— Pas avec ce que je t'ai donné.

— Et si je deviens accro ?

— Il faudrait déjà que tu puisses te les payer. Maintenant fume et concentre-toi sur les forces élémentaires.

Bien malgré elle Aistuki obéit. Elle aspira une fois, puis deux fois, la fumée de la pipe et s'assit. Ses jambes ne la tenaient plus. Rufus l'aida à s'allonger puis lui murmura quelques paroles apaisantes alors qu'elle sombrait dans un état de béatitude qui l'emmena dans l'inconscience.


NoxOù les histoires vivent. Découvrez maintenant