« Bienvenue sur MTV Hits. Ici Rebecca Sterling, en direct du Madison Square Garden. Vous pouvez actuellement voir derrière moi des hordes de fans se précipiter à l'intérieur du bâtiment. Ce soir, la ville de New York accueille un concert de légende, qui sera l'ultime performance des Unfaithfull, un groupe mythique formé par quatre jeunes amis issus de la banlieue de Detroit, rapidement devenus, en l'espace de quelques années, les porte-parole mondiaux de la nouvelle génération. Le groupe n'a jamais aussi bien porté son nom, puisque leur séparation fait suite à l'ambition du chanteur et leader, Derek Hawkins, de poursuivre une carrière solo. Le show de ce soir est donc le point final d'une tournée d'adieu organisée dans la précipitation, après l'annonce subite du départ de Derek. La rumeur voudrait que les autres membres aient appris la nouvelle lors de la conférence de presse organisée par le chanteur en juin dernier et n'auraient en aucun cas été prévenus de cette séparation. Les tensions au sein du groupe, à leur paroxysme, auraient-elles poussé Derek à venir seul, de son propre côté ? À son arrivée, lui qui était l'idole du public, s'est fait siffler par un cortège de fans, qui voient dorénavant en lui la raison de la séparation de leur quatuor favori. Sa carrière solo n'ayant même pas encore commencé, Derek Hawkins pourrait bien s'être déjà brûlé les ailes à vouloir voler trop haut. »
Mes doigts tremblants parvinrent à trouver le bouton de la télécommande pour couper le son. Sur l'écran, j'observai, à présent, les lèvres de la journaliste poursuivre leur danse muette. Néanmoins, cela ne m'empêchait pas de voir en arrière-plan les fans brandir avec véhémence des messages de haine destinés à Derek : « L'enfer pour ta traîtrise », « Derek sale traître », « Judas Hawkins » et d'autres encore.
Si je pouvais les lire alors lui, qui était assis à côté de moi, le pouvait également. Pourtant, il ne dit rien et le silence de mort qui régnait dans les loges se poursuivit. Il se servit un énième verre de whisky, provoquant ainsi la colère de son coach vocal. Sa seule réponse fut d'ingurgiter l'intégralité du liquide ambré d'une seule traite. Contrairement à ce que prétendait la journaliste, Derek était bel et bien avec nous, mais l'ambiance, elle, n'était plus là. Je nous revoyais accorder nos instruments pour la première fois, dans le garage des parents de James. On avait quinze ans et la vie devant nous. On ne se prenait pas au sérieux, sauf Derek. La musique avait toujours été sa seule et unique passion. Et nous trois, James, Roger et moi-même étions prêts à l'accompagner jusqu'au bout du monde. Et nous l'avions suivi jusqu'ici.
La porte des loges s'ouvrit, laissant passer la tête d'un roadie.
« En scène dans deux minutes ! »
Le reste du staff savait ce qu'il avait à faire et tout le monde quitta la pièce, nous laissant seuls. James et Roger se rapprochèrent et bras dessus, bras dessous, nous formâmes notre cercle traditionnel, sempiternel rituel d'avant-concert. Derek, qui d'habitude prononçait quelques mots, demeura silencieux. Son haleine empestait l'alcool et il semblait déjà à bout de souffle. Nous supportions son corps tremblant et j'avais le sentiment que si nous retirions nos bras maintenant, il s'effondrerait sur le sol, à la limite du coma éthylique.
« Derek, tu es sûr que tu veux faire ça ? »
Il releva la tête, me regarda droit dans les yeux et me dit d'une voix sereine :
« Pour la dernière fois, allons réveiller les dieux ! »
Dans le couloir obscur des coulisses, les acclamations de la foule se faisaient de plus en plus fortes. Pourtant, je n'entendais que les battements de mon cœur, comprenant à peine les mots d'encouragement de la part du staff qui bordait notre chemin. Au bout, un fragment de scène éclairé se devinait au-delà du rideau, tout comme cette marée humaine qui, pour la dernière fois, nous porterait au firmament. Sous les applaudissements de la foule et les cris déchaînés, nous fîmes notre entrée sur les planches et prîmes position derrière nos instruments respectifs. Seul le pied de micro du chanteur demeurait orphelin, au milieu des projecteurs. Derek apparut enfin, déclenchant ainsi les sifflements du public. Ce fut une véritable huée. Alors qu'il tenait à peine debout il y a deux minutes, il s'imposa avec panache face à cette haine collective. Sa charismatique stature magnifiait son ombre que la poursuite dessinait sur la scène, l'étirant jusqu'à lui donner des allures de géant. Derek émit alors un cri qui monta dans les aigus dont seule sa voix avait le secret. La foule se tut subitement, le calme avant la tempête. L'esprit de la musique venait d'être invoqué et il prit possession de chaque âme ici présente. Une salve d'applaudissements remplaça aussitôt les insultes et nous commençâmes à jouer. Ce soir-là, nous ne réveillâmes aucune divinité, puisque, en entrant dans la légende, nous devînmes nous-mêmes des dieux.
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Dans l'ombre d'un Géant
Truyện NgắnLes Unfaithfull, le groupe de rock le plus charismatique du moment, vole en éclats après la décision de leur leader, Derek Hawkins, de mener une carrière solo. Alors qu'un raz de marée médiatique et une horde de fans mécontents s'abattent sur le cha...