3: Duel

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Elle se jette sur moi et notre duel commence. Ses mouvements sont vifs, gracieux, précis. Ce qu'elle a perdu en fougue elle l'a gagné en expérience, ce qu'elle a perdu en explosivité elle l'a gagné en technique. Les passes d'armes s'enchaînent à une vitesse folle, chaque coup destiné à désarmer, à blesser, à tuer. Aucun de nous deux ne fait l'erreur de sous-estimer l'autre, aucun de nous deux n'a la faiblesse de jouer avec l'autre. Pendant presque trente secondes. Pendant ces trente secondes, alors que nous virevoltons tous les deux à travers mon appartement, je me perds dans cette dernière danse. Pendant une demi-minute, plus rien n'existe que le combat, le ballet des lame, les mouvements des corps. Cet état de concentration totale, cette transe qui concentre l'univers entier sur le fil d'une épée, je ne l'ai pas atteint depuis longtemps. Alors j'y plonge, de toute mon âme. Je ne pense plus, je ne ressens plus, j'existe. J'existe et je suis en paix. Pendant un bref moment les millénaires d'existences cessent de mugir au fond de ma mémoire, les amis perdus cessent de me manquer, les anciennes blessures cessent de me faire mal. Le passé et le futur s'effacent au profit du seul présent. Pendant presque trente secondes je retrouve ce sentiment d'extase tranquille qui m'a poussé, il y a très longtemps, à emprunter la voie des guerriers. Puis, au terme de ces secondes bénie, la réalité vient reprendre ses droits. Carmilla se fend un peu trop, sa lame cherchant mon ventre. C'est une erreur qui, dans bien des combats, serait bénigne, l'obligerait simplement à se remettre momentanément sur la défensive, aucun humain ne pouvant pleinement exploiter cette fraction de seconde de vulnérabilité. Mais je ne suis pas humain et, à cet instant du combat, j'ai gagné.

La paix qui m'enveloppe est brutalement brisée, et une simple vérité, froide et cruelle, me frappe comme une lame d'acier. Je suis infiniment meilleur qu'elle. Malgré sa grâce, malgré sa fougue, malgré une vie que les secrets de son ordre ont fait durer près de six siècles, Carmilla est humaine. La magie qui parcourt son corps est presque entièrement dévouée à ralentir son vieillissement, à la protéger des crocs du temps, et il ne lui en reste quasiment plus pour affuter ses réflexes, accélérer ses mouvements, augmenter sa force. Elle est une femme pluricentenaire qui paraît soixante-ans et se bas mieux qu'un champion olympique d'une vingtaine d'années. Elle est l'une des meilleures combattantes encore en vie sur cette terre. Et, honnêtement, je ne pense pas qu'il y ait plus de cinq personnes en ce bas monde capable de la vaincre en combat singulier. Mais voilà, je suis l'une d'elles. Je suis l'une d'elles parce que je ne suis pas humain. Parce que mon corps et mon esprit n'ont pas les mêmes limites que les siens. Parce que j'ai des millénaires d'expérience du combat là où elle n'a que des siècles. Parce que je n'ai même pas commencé à me servir de mon pouvoir. Pendant un instant, un instant merveilleux, elle a su m'apporter une paix que je n'avais pas ressentie depuis longtemps. Mais maintenant, maintenant il n'y a plus que l'ennui. L'ennui qui apporte avec lui le désespoir et l'amertume. J'avais espéré, face à mon ancien amour, face à l'une des meilleures guerrières des Chevaliers Chrysopéens, pouvoir enfin, à nouveau, me donner à fond. Mais je me rends compte maintenant, alors que mes mouvements se fonds automatique, que je perce les secrets de sa technique et que chaque seconde qui passe réduit la menace qu'elle représente pour moi, que je me suis bercé d'illusions. Je suis au sommet. Rien ni personne n'est plus fort que moi. Rien ni personne n'est même proche d'être aussi fort que moi. J'ai atteint depuis longtemps le but que se fixent tous les guerriers. Et c'est ma malédiction. Car quand plus rien ne représente un challenge, le combat n'a plus aucun sens. En me privant de ma magie j'ai réussis à éprouver le plaisir de la bataille pendant trente secondes. Qu'est-ce qu'il va falloir que je fasse pour le ressentir à nouveau ? Que je me lie une main dans le dos ? Les deux peut-être ?

Puis je réalise quelque chose. Quelque chose que je n'ai pas voulu voir plus tôt, alors que c'était là, juste sous mon nez. Ce dont je viens de m'apercevoir, ce que mon aveuglement m'empêchait de comprendre, Carmilla le sait depuis le début. Imbécile que j'ai été ! Incapable de voir au-delà de mes espoirs égoïstes, incapable de voir au-delà du voile de mes souvenirs. Certains disent que la sagesse vient avec les années. C'est faux. La sagesse vient quand on vieillit, quand la mort se rapproche et que l'enfance s'éloigne. Moi qui suis immortel, moi que les griffes du temps n'atteindront jamais, je suis manifestement toujours aussi con qu'au premier jour de mon existence ! Je pensais qu'elle était venue m'affronter aujourd'hui pour essayer de me tuer, le terme d'une quête de vengeance séculaire, d'une histoire d'amour ancienne. Je le pensais parce que je trouvais ça jolie, parce que ça m'offrait l'espoir d'un combat, parce que ça me faisait plaisir de penser ça. Mais la vérité c'est que ce qui se joue ici, dans la danse de nos épées, ce n'est pas un combat. C'est un suicide. Pour un humain qui sait qui je suis, ce que je suis, venir m'affronter seul et espérer vaincre relève de l'idiotie la plus pure. Et Carmilla n'est pas idiote. Elle ne l'a jamais été. Elle est venue ici spécifiquement pour que je la tue. Et j'étais trop enfermé dans mes propres désirs pour le comprendre. Alors que l'acier claque sur l'acier et que je dévie sa lame une fois encore, j'ai un sourire amer. J'ai réussis en une seule fois à prouver que je suis un imbécile et à insulter l'intelligence de la dernière femme à qui j'ai donné mon amour. Bravo Jack. Une belle preuve de la légendaire sagesse d'Atlantis.

Dieux PerdusOù les histoires vivent. Découvrez maintenant