Partie 1

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Dix-sept heures. Le service du thé démarrait et comme toujours, cela signifiait le début d'une longue et intense série d'allers-retours entre le wagon salon de thé et celui de la machinerie à l'avant. Le service du thé n'avait été incorporé que plusieurs années après la mise en service du Python, et personne n'avait pris le temps d'aménager un chauffe-eau dans un wagon dédié : par conséquent, Tobias devait presque chaque jour déplacer le chariot d'eau chaude de la machinerie jusqu'au salon de thé. Au début, ce fut un voyageur anglais qui suggéra l'idée, et, au fil du temps, de nombreux voyageurs avaient appris à apprécier ce rituel. Dans la locomotive, un chariot était en permanence relié par plusieurs conduites vers l'intérieur de la machinerie. Tobias versait l'eau dans le réservoir du chariot, puis attendait un moment que l'eau entrât en ébullition. Ensuite il se dépêchait de séparer le chariot de la machinerie, puis l'emmenait aussi vite qu'il le pouvait au wagon salon de thé. L'endroit profitait du wagon le mieux décoré. Le confort des banquettes, intactes malgré les années, faisaient assurément partie des raisons qui avaient fait le succès de ce rituel simple.

En entrant, Tobias compta rapidement les clients du jour : leur nombre s'élevait à onze et la plupart lui étaient bien connus. Tobias passa de table en table, remplissant les tasses à l'aide d'un tuyau à l'embout cuivré, tandis que les clients se servaient une petite quantité de feuilles de thé contenues dans un bocal. Plusieurs personnes le saluèrent et ils échangèrent quelques mots. Une fois tout le monde servi, Tobias ramena en vitesse le chariot dans la locomotive, puis retraversa le Python jusqu'au dernier quart. Là, un wagon comportait sur son flanc un petit rebord muni d'un garde-fou qui permettait de prendre l'air. Le jeune homme y grimpa. Un homme était accoudé à la rambarde. Tobias s'approcha de lui.

- Bonjour, Tobias.

- Bonjour, Monsieur Cooper.

- Alors, ça va, aujourd'hui ?

- Oh, comme tous les jours.

Leur échange s'arrêta là. Tobias ne savait pas comment s'adresser à cet homme, James Cooper. Il passait ses journées à cet endroit, du lever du Soleil au coucher, prenant à peine une pause le midi pour prendre un repas dans sa cabine. Pour Tobias, c'était de loin le voyageur le plus étrange qu'il eût jamais rencontré : cet Anglais voyageait à bord du Python depuis près de deux mois et semblait décidé à rester à bord indéfiniment. Il se contentait de descendre parfois à une station afin d'acheter des vivres et remontait aussitôt. Cooper ne parlait quasiment à personne en dehors des maigres échanges qu'il avait avec Tobias.

Le Python, nommé ainsi d'après son apparence et la manière avec laquelle il se déplaçait sur le sable, était une invention atypique qui rappelait au premier abord un train. Mais le relief chaotique du désert empêchant l'installation de rails permanents, il était équipé de roues et chenilles puissantes qui lui permettaient de se mouvoir avec aisance à travers les dunes de sable. Toutefois, le Python ne déviait presque jamais de son cap : ainsi décrivait-il un cercle de près de 1200 kilomètres de diamètre au cours de son itinéraire. Avec la prolifération des machines à vapeur et la surexploitation du charbon, le désert africain, encore non pollué, représentait alors une échappatoire raisonnable à l'enfer des villes du Nord. Son parcours comptait 13 stations disséminées sur le cercle qu'il décrivait. Le Python n'était qu'un immense serpent de métal gris foncé, noirci par la suie et la poussière, déterminé à tourner pour l'éternité autour d'un désert vide.

Puisque le Python réalisait un tour en 18 jours, il paraissait très anormal que Cooper soit encore à bord. Cependant, jamais Tobias n'aurait osé aborder la question. Le jeune homme s'accouda à son tour à la rambarde, à environ un mètre de lui. La vue qui s'offrait à eux donnait sur le centre du désert. Chaque jour, James Cooper venait ici, et chaque jour son regard se perdait dans le désert pendant des heures.

Les deux hommes n'échangèrent pas un mot, mais chacun apprécia le moment présent. Le rebord était en partie protégé du soleil par le corps du wagon, et le mouvement du Python entraînait une agréable brise qui effleurait le visage de Tobias. Par moment, lorsque le véhicule slalomait entre des dunes plus élevées que la moyenne, de petites quantités de sable volaient jusqu'à leurs visages. Le désert demeurait, comme toujours, silencieux et vide, le sable s'étendant à perte de vue. A la vue de ce paysage, Tobias ressentait une grande sérénité : ce petit instant passé à l'extérieur du wagon représentait une véritable bouffée d'air frais. Au bout d'un moment, l'Anglais sortit une petite montre argentée de sa poche. Alors qu'il s'apprêtait à parler, Tobias le devança.

- Il se fait tard, et je dois encore aider mon père. Bonne soirée, Monsieur Cooper.

- Dans ce cas, bon courage, Tobias. Oh, et appelle-moi James, cela fait déjà longtemps que je suis à bord, et je suis encore loin d'être assez vieux pour qu'on m'appelle toujours Monsieur.

Tobias acquiesça avec un sourire, puis descendit du rebord avant de rentrer dans le wagon. Il commença à parcourir le Python dans l'autre sens, vers la locomotive. Bien vite, il ne pensa plus à Cooper mais à son père. Richard Henry, le père de Tobias, occupait le poste de Conducteur et de mécanicien du Python. En vérité, Richard était la seule personne indispensable au fonctionnement du véhicule. Deux agents de bord étaient chargés de l'accueil et de la sécurité des passagers, tandis que Tobias faisait de son mieux pour aider son père à faire fonctionner le Python. Richard Henry vivait à la tête du Python, juste à l'avant de la locomotive. La nécessité d'approvisionner très régulièrement la machinerie en charbon ainsi que le pilotage n'autorisaient le conducteur qu'à se reposer deux à trois heures d'affilée au maximum. En conséquence, Tobias se proposait aussi souvent que possible pour remplacer son père, afin qu'il pût dormir. Mais Richard, que la vie à bord avait rendu très anxieux vis-à-vis du Python, acceptait rarement de dormir plus de cinq heures.

Ce soir-là pourtant, après que père et fils eurent partagé ensemble un repas frugal, Richard accepta de laisser son fils s'occuper de la locomotive pendant les cinq heures suivantes. Richard Henry s'endormit dans une couchette de fortune, qu'il avait placée à seulement quelques mètres de la porte de la machinerie. Tobias se mit au travail. Vers deux heures du matin, il réveilla délicatement son père, puis partit à son tour se coucher.

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