Grégor

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Mon premier rêve de lui fut traumatisant.

Ce genre de rêve qui frôle dangereusement le cauchemar, qui vous rejette brutalement dans la réalité. Cette nuit-là, je me réveillai en pleurs dans mes draps, couverte de sueur, haletante. 

J'allumai la lumière par réflexe, comme pour me convaincre que j'étais bien de retour dans ma vie pourrie. Aveuglée par l'éclat violent de mon halogène, je rampai hors de mon lit trempé en tremblant comme une feuille. Je m'adossai au crépi irrégulier de ma chambre d'étudiante et fermai les yeux pour chercher ma respiration pendant de longues minutes.

Ce rêve... Il n'était pas comme les autres. Il avait un réalisme saisissant. Je pouvais le revoir entièrement, sans passages flous, sans le sentiment vague d'avoir été dupée par mon cerveau endormi.

J'avais vu un garçon... d'une aura à couper le souffle. Nous étions face à face, dans un paysage chaotique. Des flammes bleues nous encerclaient à l'infini, léchant nos corps sans les brûler. Le paysage entier semblait diffus et effacé par sa simple présence. 

Même parfaitement réveillée, je le voyais encore distinctement tourner dans ma tête. Il était grand, ses cheveux sombres en bataille, son costume d'un blanc immaculé et impeccable, sa chemise rouge vif. 

La peau crème de son visage contrastait vivement avec le noir ténébreux de son regard. Ses yeux... des portes magnifiques ouvertes sur son âme. Je voyais encore les lueurs argentées les parcourir alors qu'il étaient fixés sur moi.

 Il me regardait, impassible, magnifique, et j'étais presque hypnotisée. Je pouvais deviner la douceur de ses lèvres, le contact de son nez fin dans mon cou, ses doigts effilés parcourir ma chair, ses épaules larges et brûlantes sous sa veste blanche.

Je me rappelais être totalement nue devant lui, mais nullement gênée. Bien au contraire. J'avais frissonné d'excitation en voyant son regard embrasser mon corps, sautant de mes cuisses chaudes à ma gorge, pour s'arrêter une nouvelle fois dans le fond de mes yeux. 

J'étais à lui, son trophée d'un instant. Dans un rêve, l'instant peut durer une éternité. Il s'était finalement décidé à m'approcher avec une grâce légendaire. Malgré l'absence de sol, lui aussi composé de volutes mystiques et de flammes inoffensives, j'avais distinctement perçu chacun de ses pas, l'écho provoqué par ses chaussures en feutre résonnant lourdement dans ma tête.

Son visage à quelques centimètres du mien, il avait levé une main fine mais ferme vers ma joue, mais sans la toucher. Je me souvenais de l'emballement de mon cœur, de l'adrénaline qui avait fusé dans tout mon corps, et mon excitation grandissante à mesure qu'il approchait sa peau de la mienne. 

Puis il avait souri, son masque s'était fendu, son visage s'était éclairé, le coin de ses lèvres et de ses yeux s'étaient délicieusement étirés pour moi. Plongée dans ses yeux noirs et étrangement attirants, je m'étais réveillé à l'instant où ses doigts étaient entrés en contact avec mon menton.

Toujours assise et appuyée contre le mur, je pris conscience que j'étais en larmes. Je repassais le rêve dans ma tête sans m'arrêter, de crainte de l'oublier. Mon cœur se serra lorsque je repensais à mon réveil, à mon désespoir et à ma déception en réalisant que ce n'était pas réel. Que tout ceci était dans ma tête. Et que je ne le reverrais jamais.

Je chassai l'idée de me rendormir pour tenter de retourner dans mon rêve, sachant pertinemment que je ne trouverai pas le sommeil à nouveau cette nuit-là. Il était quatre heures passées et je décidai de prendre une douche pour me rafraîchir et me calmer.

L'eau cascadait dans mes cheveux et mon dos et je parvins à retrouver un rythme cardiaque normal. Mais le garçon de mon rêve ne quittait pas mon esprit.


La nuit suivante, à ma grande stupéfaction, je rêvai à nouveau de lui. Le paysage était identique, j'étais à nouveau nue et il portait le même costume blanc qui épousait parfaitement son corps bâti à la perfection. Je pouvais distinguer les courbes harmonieuses de son torse, ses bras musclés sous sa chemise, ses jambes solides qui paraissaient inébranlables. 

Cette fois, il me parla. Son timbre mélodieux me tira des larmes incontrôlées, alors qu'il déclarait posément :

"Bonjour Alyssa. Je m'appelle Grégor."

Le réveil fut aussi rude que la veille. En nage, larmoyante, je me dirigeai presque automatiquement vers ma salle de bains, de toute évidence mon seul exutoire.

Je me séchai, à nouveau calme. Un sentiment d'excitation parcourut mon corps à la pensée que je pouvais le revoir. Je ressentais également la crainte de ne plus jamais faire ce rêve, comme si cette deuxième expérience n'était qu'un coup de chance...


"Alyssa. Hey, tu m'écoutes ?"

La voix de Caroline me tira de mes rêveries.

"Euh...", répondis-je, sans avoir la moindre idée de ce qu'elle disait depuis le début du repas.

-T'es bizarre en ce moment, reprit-elle, inquiète. Ça fait depuis le début de la semaine que t'es là sans vraiment être là... Tu dors la nuit ? T'as une mine affreuse...

Je baissai les yeux sur le plateau que j'avais à peine touché. Revenant à la réalité, je repris conscience de la clameur de la cantine, des couverts qui cliquetaient, des étudiants qui discutaient et riaient.

Levant finalement mes yeux fatigués vers ma meilleure amie, je lui adressai un sourire désolé. Je ne pouvais décemment pas lui raconter le rêve que je faisais maintenant depuis quatre nuits. Elle m'aurait prise pour une folle.

"Tu penses encore à Mathieu ? Pourtant tu avais tourné la page..." ajouta-t-elle en croquant à pleine dents dans sa pomme.

Ah... Mathieu. Mon premier et seul amour. Je l'avais connu au lycée et nous avions passé trois années ensemble. Sportif, au physique athlétique, il avait un charme fou et beaucoup de succès auprès des filles. Peut-être un peu trop... Je l'avais surpris au lit avec une fille de ma classe trois mois auparavant. Salop.

Je ne lui avais pas pardonné. En fait, j'avais été dévastée. J'étais son opposée, réservée et calme, la fille jolie mais sans plus qui ne fait pas parler d'elle. Le fait qu'il profite de moi et de sa popularité m'avait plongée dans une grave dépression. J'avais même songé à me tuer... Naïve, j'avais rêvé d'un avenir avec lui, de notre mariage et de fonder une famille... Profonde désillusion.

Etant maintenant en fac de droit, je ne le voyais heureusement plus autant qu'avant, quand nous étions tous deux au lycée. Il avait poursuivi ses études avec une licence de sport, et c'était tant mieux. C'était la dernière personne sur terre que je voulais voir. Ou même évoquer.

"Non, ne me parle pas de ce connard" lâchai-je, les sourcils froncés.

-Ah voilà, je te retrouve à peu près ! plaisanta Caroline. Mais alors, qu'est-ce qui t'arrive ?

-Bah... Rien, je ne dors pas très bien répondis-je vaguement, mentant à moitié.

"Je vois toute les nuits un garçon mystérieux qui s'appelle Grégor et je fantasme en pensant à tout ce qu'il pourrait me faire avec son corps d'Apollon", pensai-je. 

Non, je ne pouvais définitivement pas en parler avec elle.


On était début Juin, et je quittais distraitement la fac pour rentrer chez moi, toujours obnubilée par l'étranger de mes rêves. Comment était-ce possible ? Comment peut-on faire quatre fois un rêve quasiment identique, aussi empreint de réalisme ? Comment pouvait-il me laisser dans un tel état ? Pantelante, excitée et désespérée à la fois ? 

"Je deviens folle" pensai-je amèrement. Mais ça ne me dérangeais pas. Ma seule crainte était que les rêves cessent aussi brutalement qu'ils étaient arrivés. L'addiction était déjà là.

Finalement, le seul événement qui pouvait me tirer de ma rêverie se produisit, et mon cœur tomba dans ma poitrine. Assise dans le tram qui me ramenait chez moi, perdue dans mes pensées de flammes bleues et de costume immaculé, je laissai mon regard vague danser d'un passager à l'autre, avant de le poser sur lui. 

Le garçon de mon rêve. Grégor. En chair et en os. A quelques mètres à peine de moi.

Le vampire de mon rêveOù les histoires vivent. Découvrez maintenant