What's reality?

10 3 7
                                    

Je marchais ainsi le chef découvert, le vent en pleine figure et la canne à la main. Le monde ne faisait que s'embrumer et au plus je marchais, au moins je souhaitais rebrousser chemin. Où allais-je? Telle était la grande question. Et elle tournoyait dans ma tête, m'obsédant de plus en plus. Elle s'imposait à moi comme un mystère assommant. Et où que mon regard se posât, les figures austères semblaient toutes demander la même chose, où allais-je?

Tout d'abord, j'avais cru que mes jambes, ayant soudain retrouvé leur vigueur d'antan, m'emmèneraient à la gare, car je la trouvais élégante et qu'elle inspirait en moi une vive envie d'évasion. Mais au moment même où je m'étais retrouvé au pied du monument hybride, dans un style qui mêlait baroque et art nouveau, tout droit sorti d'un univers onirique, un vent s'était levé et avait emporté mon chapeau si rapidement et si loin, qu'il me fut impossible de lui courir après. Mon inconscient du y voir un signe de désapprobation, et mon corps, qui échappait alors totalement à ma volonté, décida de suivre cet instinct.

Je repartis donc à contre sens, laissant la brise maintenant plus calme caresser mon front depuis longtemps dégarni.

Je traversai la ville, posant de grands yeux épanouis sur un monde maudit qui courait inexorablement à sa perte. Maintes fois je m'en étais attristé, mais à cet instant hors du temps, je n'en avais que faire! Au contraire une telle constatation me donnait envie de rire, voir de sautiller si j'en avais eu l'âge. Qui donc se réjouirait de la fin des temps? Qui donc souhaiterait chantonner rien qu'à la pensée que cette aube puisse être la dernière? Je ne pouvais être le seul...

Et je réalisai ainsi que tout un tas de pareilles divagations assaillaient mon esprit et m'arrachaient à la ligne directrice que mes pensées tentaient désespérément de suivre. Cela devait faire... Oh... Une bonne vingtaine de secondes... peut-être un peu moins, que je ne m'étais plus demandé vers où je me dirigeais. Et c'est alors que l'indéniable se dévoila à mes yeux. Ma destination m'importait bien peu. Seul le trajet semblait exciter mon esprit depuis si longtemps endormi.

Après une telle révélation qui me délivrait finalement de la seule question parasite qui ternissait ma joie, je décidai de fêter l'événement. Je sortis alors fièrement de ma poche une authentique pipe en bois héritée de feu mon père, bien des lunes auparavant. Tout en poursuivant ma route hasardeuse, je m'attelai avec application à remplir le petit bijou d'herbes qui se trouvaient mystérieusement dans la poche de mon manteau et lorsque je pris la première bouffée, je ne pus m'empêcher de soupirer d'aise. Je ne prêtai aucune forme d'attention au décor, cependant, il semblait que je me trouvais toujours en ville, puisque je croisais à intervalle régulier des passants de tous les genres, et ceux-ci me toisaient avec un drôle de respect tandis que je les saluai en tirant ma pipe vers le bas.

Un bonheur exalté de vivre se développait en moi. Le soleil semblait briller de toute part et illuminait chaque parcelle de ce monde que j'avais toujours considéré comme impropre et mesquin. Il m'apparut soudain que la haine s'était tout simplement dissoute de mon esprit. Je n'étais que plénitude et à cet instant, j'eus le sentiment euphorique que plus rien n'était mauvais, que le bien avait miraculeusement fini par triompher, en dépit de tout ce que j'avais prédis.

Je dus bien marcher pendant des heures, bien qu'elles passèrent à mes yeux aussi rapidement que des secondes. Je prenais vaguement conscience que le paysage changeait autour de moi. Les couleurs se faisaient plus vertes et plus vives, loin du gris terne qui prédominait dans le village. Le soleil brillait de mille feux, et je croisai de moins en moins d'inconnus à saluer. Ma joie ne semblait guère diminuer et je gambadais, aussi vif qu'à mes vingt ans, alors que je redécouvrais le monde avec une précieuse innocence oubliée. Dans ma folie de vieil homme, j'entrepris même de siffloter, finissant de chasser les derniers élans de timidité qui me parcouraient jusqu'à lors. Sans doute étais-je encouragé par les tirades aiguës et galvanisantes des oiseaux virevoltant autour de moi.

Finalement, j'atteignis le sommet d'une quelconque colline dont le sentier tortillé était parvenu à m'arracher quelques pas de danse bien peu professionnels. Je découvris alors une souche d'arbre anciennement coupée et autour de laquelle poussaient d'abondants champs de fleurs colorées de toutes les sortes. J'avais depuis quelques kilomètres fini ma réserve d'herbes et rangé ma précieuse pipe dans ma poche. Malgré toute la vigueur que j'avais réveillée en moi, mon corps demeurait celui d'un homme en passe de devenir un vieillard - ainsi j'aimais le croire - et il me sembla que cet endroit était parfait pour me reposer quelques instants.

Je m'allongeai donc contre la souche et observai le tableau chatoyant, semblable à un Constable, qui s'offrait à moi. Au loin, à ce qui me semblait être la lisière du monde, j'aperçus le soleil se couchant lui aussi sur un lac aux reflets de diamant. Accompagné par le chant discret des grives et des moineaux, je décidai de faire un petit somme et de profiter des derniers rayons de soleil qui me réchauffaient. Je respirais lentement et pleinement, mes lèvres toujours étirées par ce sourire réapparu après des années d'absence.

Le lendemain, un jeune couple grivois accourut au sommet de la colline, profitant de cet énième jour maussade et gris, où la pluie menaçait de tomber à chaque instant, pour se soustraire aux obligations familiales et se retrouver à deux en pleine campagne. À leur grand désarroi ils découvrirent un vieux monsieur, le crâne dégarni, la peau pâle et les traits fatigués avachi contre cette piteuse souche ravagée par la corrosion. Ne sachant s'il dormait ou si tout autre malheur lui était arrivé, les deux jeunes gens tentèrent de le réveiller en le hélant timidement. Comme il ne répondait pas, et que la peinture d'un vieil homme étendu dans une herbe rêche un jour aussi sinistre que celui-ci ne les enchantait guère, ils décidèrent de s'en aller chercher un autre coin reculé pour batifoler. Le vieil homme resta étendu là, et ne fut plus jamais dérangé dans son sommeil.

What's reality?Où les histoires vivent. Découvrez maintenant