Deux pieds sous terre

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Un corps avait été découvert au fond d'un trou. Dans le pays de Caux, ce n'était pas la première fois qu'une marnière avalait quelqu'un. Jusqu'au dix-neuvième siècle, c'est dans ces trous que l'on jetait les chiens et les animaux infestés, blessés. Puis les hommes avaient rebouchés ces souterrains. Au fil des siècles, la mémoire de ces galeries avait disparu. Régulièrement une marnière se rouvrait. Au Havre c'était rare.

L'inspecteur se rendit sur les lieux à deux heures matin. La marnière s'était ouverte en haut de la falaise, rue Félix-Faure, juste en face de la propriété de l'ancien maire du Havre. En arrivant sur place, Lemasson fut étonnée de découvrir que ce terrain avait été construit. Il faut dire que cela faisait des années, qu'elle n'était pas venue dans ce quartier. Perché en haut de la falaise morte, ce bout de terrain était bien connu des Havrais. Depuis des décennies, ce petit pré en dévers offrait une vue panoramique sur l'estuaire de la Seine, un balcon romantique ouvert aux promeneurs et aux quatre vents. On disait que l'ancien homme politique refusait de le vendre pour conserver cette vue exceptionnelle sur le fleuve, la ville et le port. Apparement, il avait cédé et vendu sa parcelle. Un énorme mur de parpaings avait été construit tout le long du trottoir. Il était planté là, déchiré dans sa moitié, comme un vestige de tremblement de terre. Lemasson se demanda comment le permis avait pu être accordé. La partie restée debout mesurait au moins six mètres de haut. Elle entra sur le terrain.

Un projecteur électrogène tentait d'éclairer le chantier. Les équipes s'affairaient autour du trou. Un trou béant, de deux mètres de diamètre. Lemasson s'accroupit au bord du gouffre. Par sécurité, elle demanda à l'inspecteur de la retenir par le bras gauche. Elle aurait pu plonger. C'était vertigineux ! En pleine nuit, le faisceau de sa lampe torche n'en finissait plus de plonger. Elle mit du temps à y voir quelque chose. Une femme gisait sur le côté, les jambes retournées en sens inverse, son corps formait un V. Elle remarqua les bottes cuissardes à talon. Au fond, un collègue de la scientifique éclairait le corps avec sa puissante lampe frontale. Tout le monde pataugeait dans la bouillasse ici.

- Je veux des photos sous toutes les coutures hein ?

- C'est fait patron.

- L'heure du décès ?

- A confirmer mais à vue de nez entre 17 et 20 heures.

Entre le bruit du groupe électrogène et la profondeur, il était obligé d'hurler.

- Autre chose ?

- Une quarantaine d'année. Blanche je crois. La chute a du la tuer sur le coup.

La bruine commençait à lui traverser les épaules. Lemasson devait attendre que les équipes hissent le corps à la surface.

Elle vit d'abord une masse de cheveux parsemés des débris de ciment, puis un visage rouge. Il était intact, maculé d'argile. Elle la reconnut tout de suite ; c'était Jessica Lebrun. Elle était connue. Les choses allaient être compliquées. Le terrain de l'ancien maire de la ville, la victime une figure notable de la ville, avec un carnet d'adresses long comme le bras. Elle n'avait pas fini d'être emmerdée. Une chance, elle ne vit pas un seul journaliste à la ronde. Lemasson pesta en silence. Vivante, Jessica Lebrun était une chieuse de première ; morte, elle devenait l'emmerdement maximum !

Le lendemain matin, Lemasson rouvrit le dossier Lebrun, fermé il y a deux ans. Elle gardait un souvenir assez net de ce meurtre passionnel . Jean-Pierre Lebrun avait tiré à bout portant sur l'amant de sa femme Jessica. L'amant était mort. Lui, le mari trompé, il s'en était sorti. Légitime défense. Les Lebrun connaissaient tout Le Havre et s'étaient payés un des meilleurs avocats de la place. À l'époque, cette Jessica lui avait fait une drôle d'impression, comme si cette femme appréciée de tous était trop lisible pour être vraie. Elle se souvenait de cette sensation désagréable que procure les gens qui vous échappent, tels des anguilles, et dont on ne sait jamais quoi penser. Elle referma le dossier, et se leva. Accrochée à son vieux mug, elle se planta devant l'unique fenêtre de son bureau.

Deux pieds sous terreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant