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Je regarde la mer et le bateau qui vogue. "Aller champion !" Le vent est salé. J'ai les cheveux qui s'entremêlent. Je regarde ce jeune qui va bientôt passer la ligne d'arrivée. Je suis un peu mélancolique de ce temps où c'était mon frère qui gagnait. Il passait l'arrivée, maman sautait partout, t'as vu ? T'as vu ? Oui oui maman j'ai vu. Et on allait manger une glace. Adrien prenait chocolat, et maman aussi prenait chocolat, parce que Adrien prenait chocolat. Moi je prenais vanille. Adrien gagnait toujours la course de bateau. Il gagnait toujours tout. Je me souviens, l'étagère du salon, celle en bois, près de la fenêtre, il n'y avait plus de place pour ma pauvre coupe de gym. Non mais la gym Enola, ce n'est pas pareil, ton frère...Oui oui maman. Il avait gagné le concours de photographie, en même temps, il photographiait bien. Et puis celui de karaté, et tous ceux de bateau, et puis ceux d'écriture. Pourtant j'écrivais moi aussi, mais je ne me présentais pas au concours, voilà tout. Ils me manquent. Maman même si je ne suis pas sa préférée, Adrien qui garde sa bouille d'enfant, papa qui me rassure en me disant que c'est moi la plus grande. C'est vrai que je suis la plus grande. C'était ma fierté. T'as vu Adrien ? Moi j'ai seize ans aujourd'hui, alors que toi t'en as que treize. Et il pleurait. Mais ce n'était pas grave. Moi je ne trouvais pas ça grave. Maintenant que j'en ai vingt-quatre au compteur je ne trouve toujours pas ça grave. Adrien ne doit plus pleurer aujourd'hui si je lui dis que je suis la plus grande, maman par contre : Enola voyons arrête d'embêter ton frère ! Mais il rigole regarde, ça ne lui fait rien. Et maman qui froncerait les sourcils. Rien que de me faire engueuler ça me manque. Cinq ans que je suis partie. Je voulais arrêter d'être comparée. Et Adrien-ci, et Adrien-ça. Et moi jamais, ni ci, ni ça. Alors j'ai voulu vivre sans compétition. Mais la vie n'est que compétition ; n'est que concours à gagner. J'ai raté mes concours, parce que je ne suis pas une gagnante. Je me souviens, papa qui me disait : "Faut tout gagner." Ah oui ? Et comment papa ? Apparemment je n'ai jamais eu les bonnes méthodes. Adrien les avait. J'enchaine les boulots, et ça me plaît d'enchaîner ces sortes de petites victoires consécutives. Mais on ne peut pas vivre indéfiniment sur des enchaînements. C'est peut-être pour ça qu'ils me manquent. J'aimerai me reposer un peu. Maman ne m'aidera pas, je le sais, mais je ne lui en veux pas. Papa peut-être. Il m'aimait papa. Je le sais. Il me regardait et il m'aimait. Il m'aimait même quand j'étais étourdie, ou que je cassais un verre. Maman me grondait. Papa lui il venait à la rescousse, fais attention ma fille, oui papa je ferais plus attention la prochaine fois. "Y a pas de prochaine fois qui tienne" hurlait ma mère, "t'aurais pu blesser ton frère". Il n'était pas dans la pièce et était sûrement assez grand pour se rendre compte du verre par terre. Ma mère a toujours préféré mon frère. Le petit, le chouchou. Papa nous aimait à égalité je pense. Enfin il me montrait toute sa compassion quand je me faisais crier dessus ; avec ses cheveux et sa barbe sel, il faisait une petite moue et me lançait télépathiquement que je ne devais pas faire attention. Ça vient un peu de là mon étourdissement. Quand maman montait sur ses grands chevaux, je n'y faisais plus attention. Oui oui maman, tout à fait d'accord, je ne recommencerai plus, bla-bla-bla...Adrien m'aimait aussi je pense. Le matin quand je ne me réveillais pas il sautait sur mon lit et me criait de me lever, je grommelais, mais ça me faisait me sentir bien que cette petite furie pense à moi. Je le plains lui aussi. L'amour de maman était étouffant. Adrien ne pouvait rien faire. Non tu ne peux pas voir tes amis aujourd'hui chéri, tu dois travailler tu te souviens ? Mais maman s'il te plaît...je travaillerais quand je rentrerai. Sur ce point j'étais contente qu'elle ne soit pas sur mon dos. Sauf que j'aurais pu ne pas rentrer, elle s'en fichait pas mal. Adrien se serait inquiété, et là peut-être elle aurait bougé. Oh mon dieu, où est ma fille ? Bah là où tu l'as laissé maman. Là où tu n'as pas cherché à me trouver. "Si il lui était arrivé un truc, elle aurait appelé, ne t'en fais pas Adi". S'il m'était arrivé un truc je n'aurais pas pu appeler maman. Non je n'aurais vraiment pas pu.   

Je te prête mes pensées.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant