Les cinq doigts de la main

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Au fond, je suis une fille calme, assez posée. Si, c'est vrai. Je vous dis la vérité. Quand j'imagine ma vie, heureuse, je ne vois pas trente-six photographes, le bordel de la notoriété ni mon nom écrit partout, non, je vois une maison tranquille, un peu cachée, où je pourrais vivre en m'accomplissant avec ceux que j'aime et en liberté. Cette image simple du bonheur, aujourd'hui, à vingt-quatre ans, représente pour moi le vrai luxe. Je ne dois pas être la seule à lui courir après. Tant qu'à faire, je préfèrerais une grande et belle maison, plutôt dans le sud, avec piscine et, toujours dans l'idéal, que mon compte bancaire soit suffisamment provisionné pour me protéger longtemps. Voilà, je ne demande pas la Lune. Pourquoi devrait-on venir au monde pour en baver – cette loi est-elle écrite quelque part ?
Une des choses que je préfère sur terre est de prendre un bon bain moussant très chaud. C'est pas la mer à boire, un bain moussant. En écoutant de la musique. Ou pas. Rien. Seulement le bruit des milliers de minuscules bulles de savon qui éclatent doucement.

Je n'ai pas été beaucoup protégée dans ma vie. Raison pour laquelle je suis toujours allée de l'avant. A priori, je n'ai jamais peur. Quand tu n'as pas grand-chose à perdre, pourquoi avoir peur ? Plus jeune, malgré moi, j'ai dû apprendre à me débrouiller seule, différente des autres filles de mon âge, un peu trop écorchée. Peu à peu, j'ai aimé cette indépendance. Depuis, je ne veux être l'esclave de rien ni de personne. J'aime être moi et avancer, sans recevoir d'ordres. Je ne sais pas très bien obéir. Mais je veux bien comprendre, si on prend la peine de m'expliquer. Ces deux dernières années, j'ai aussi appris qu'il vaut mieux ne compter que sur soi et les siens, ce qui ne fait pas des masses de gens, au final. Tu le comprends vraiment, quand, un sale matin, tu te retrouves en prison à te taper la tête contre les murs, persuadée que ta vie est foutue.

Mais, bon, la vie n'est jamais foutue.
Un jour, je m'imagine capable de fonder une famille, mais j'ai été trop secouée pour y penser vraiment. Et je suis jeune – ça passera, paraît-il. J'aime énormément la famille, grands et petits, vieux et jeunes réunis, parce que je garde un merveilleux souvenir de la mienne, la petite tribu parfaite des Benattia. Être enfant a été pour moi le paradis. Un paradis brutalement détruit, ce dont je ne me suis jamais tout à fait remise.
Au début, nous étions quatre au paradis. Il ne se passait jamais rien de grave, l'amour est tranquille, nous vivions soudés, mon père, ma mère, mon frère et moi. Mémé n'était jamais loin. Un paradis joyeux, pas toujours calme, mais si rassurant. Vivant et doux. Normal. La bonne normalité qui t'accroche à la vie qui passe. Mes parents ne venaient pourtant pas du même monde. Maman était chrétienne et française, papa musulman d'origine algérienne. Une double religion cause quelques soucis dans un foyer. Tu dois faire attention à ne pas mettre du porc dans le frigo, par exemple, sinon c'est le bordel. Même si ma mère soupirait que le porc n'a jamais tué personne.
« N'en mangez pas, insistait mon père, sinon vous irez tous en enfer. »
L'enfer. Voilà, le mot est lâché. Certaines choses sont bien, d'autres le sont moins, et quelques-unes peuvent conduire en enfer. Cette éducation te donne le sens du bien et du mal, enfin, à peu près. Tu plantes tes repères dans un monde logique, avec des interdits. Au début, donc, tout va bien. Même si la suite est partie en sucette, durant mes douze, quinze premières années, j'ai été choyée et même bien élevée. Si. C'est vrai. Je n'ai même pas l'excuse de venir d'un milieu pourri.
Je trouvais normal que le chef de famille ait le dernier mot. C'était mon père, l'Homme. Autant que possible, je suivais ses avis. Pas de porc dans le frigo ? D'accord, papa. Aujourd'hui encore, chaque fois que je suis devant une tranche de jambon, même si je peux en avoir envie, je préfère ne pas y toucher. Ma petite voix d'enfant murmure : « Si tu l'avales, tu vas décevoir un peu plus ton père et il finira par ne plus t'aimer. »
Le cochon est malheureusement très fréquent.
Je me souviens d'un goûter où toutes mes copines avaient acheté un gros paquet de chips . Je les trouvais super bonnes, avec un goût inconnu.
— Elles sont à quoi ?
— Au bacon.
— Vous êtes sérieuses, là ?!

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⏰ Last updated: Sep 13, 2016 ⏰

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