Le commencement ( Léane )

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I

Impossible! Lui, ici? Pourvu qu'il ne vienne pas dans ma direction! Pourvue qu'il ne vienne pas dans ma direction. Il va peut-être me reconnaître et je vais devoir lui parler ... pourvue qu'il ne vienne pas dans ma direction.
J'ai beau me répéter inlassablement ce petit discours dans ma tête, ma conscience se charge tout de même de m'envoyer deux signaux sonores bien clairs. D'une part, mon côté prudent - que je conçois sous la forme d'un petit ange blanc depuis que je suis enfant - me supplie de changer subtilement de direction pour éviter une renconte qui semble imminente. Mon côté un peu irrationnel, quant à lui, me pousse plutôt à foncer vers le sujet de mon malaise . Sale petite chose un peu délinquante que d'un imprévu dans ma vie. Et j'avoue que ce serait insultant si l'intrus ne me reconnaissait pas.
- Hé! Bonjour, Léane!
Je le savais... tourmenteur un jour, tourmenteur toujours.
- Quelle divine surprise! Reprend le jeune homme. Non, mais... si je m'attendais à ça! lance-t-il d'un ton joyeux, alors que je détourne les yeux vite fait.
À quoi bon marcher la tête baissée si les gens que l'on veut éviter nous remarquent quand même.
- Tu me reconnais? Renchérit-il devant mon manque évident de coopération.
- Oui, oui... enfin, je crois ...
J'ai répondu dans un faible murmure, tout en m'intéressant à une tomate en particulier sur l'étal de légumes. Comment réagir autrement? J'ai devant moi Gabriel Richer, mon premier amour de jeunesse. Une courte histoire, surtout dépassée, qui me hante à l'occasion dans mes épisodes de mélancolie...
-Ah! Me voilà heureux! Dit-il bien trop fort. Je craignais que mon visage ne te revienne pas, depuis le temps. Ça fait combien d'années qu'on ne s'est pas vus? On devrait être en secondaire deux ... non, trois! Wow! Dire qu'on se tenais souvent ensemble! La belle Léane! Tous les garçons fantasmaient sur tes beaux yeux bruns et tes longs cheveux châtains! Ils rêvaient tous de m'étriper pour prendre ma place à tes côtés, conclut-il sur un clin d'oeil.
Je donnerais cher en se moment pour changer de place avec la tomate qui accapare presque toute mon attention depuis un moment déjà.
- Alors, que deviens-tu? Tu habites Montréal maintenant? Me demande-t-il en m'attirant un peu plus loin, tout en me prenant la main.
Une femme passe entre nous avec sa poussette, pendant que je hoche du bonnet.
- Tes parents sont-ils restés dans les laurentides? Continue-t-il en m'entraînant cette fois vers les carottes où il y a moins de monde.
Il garde de nouveau ma main prisonnière de la sienne. Je cherche un moyen de m'esquiver pendant que des gens nous regardent.
- Oui
C'est tout ce que je réussis a répondre, et je n'ai même pas encore osé le regarder dans les yeux.
- Tu sais, moi aussi j'habite Montréal. On devrait se revoir! Que dirais-tu de... vendredi?
- je...
-Parfait! Donne-moi ton numéro de téléphone.
- ... Rien pour noter.
Pourquoi mon cerveau ne réussit-il pas à fournir une réponse complète et formelle? Peut-être que je suis dysphasique? Oui, ça doit être ça. Mon cerveau a voulu dire non, mais le message s'est perdu en chemin et ma bouche a improvisé... ou alors un simple manque de communication entre les deux.
- Excusez-moi, cher dame, puis-je vous emprunter votre stylo? Demande un Gabriel plein de courtoisie à une marchande. Tiens, Léane, écris ton numéro dans ma main.
Sans trop me laisser le choix, il pose le stylo dans ma main et me tend généreusement la sienne. Ai-je le choix? Machinalement, j'écris.
- Non, mais quelle incroyable rencontre! Tu viens de mettre du soleil dans ma journée! Je t'appelle jeudi pour confirmer l'endroit et l'heure où je passe te prendre! C'est que je dois me sauver, maintenant.
Et il me laisse là, figée et abasourdie, sans avoir manqué de me donner un baiser sur la joue. J'ai presque envie de lever la main pour poser mes doigts là où ses lèvres se trouvaient quelques secondes plus tôt, comme si je n'y croyais pas.
Puis, émergeant lentement de mes profondeurs - de ma stupeur serait plus exact - l'idée de ce rendez-vous parcourt son chemin de mon ventre à ma tête. Je reprends mes emplettes en réalisant soudain que toute cette histoire abracadabrante n'enchantes sûrement pas David, mon copain actuel...
Évidemment, tout cela semble beaucoup, beaucoup trop simple. Je me demande ce que Daphné va en penser? Elle n'en croira pas ses oreilles quand je lui raconterai! Franchement! La fille timide, qui accepte le premier rendez-vous venu et ... qui s'y rend, tout simplement? Non, non. Je ne sais même pas ce qu'est devenu Gabriel Richer! Le beau Gabriel... Les histoires du genre《 Ils se retrouvèrent, se marièrent et vécurent heureux entourés d'enfants 》, c'est absolument démodé. Dans les contes de fées, on oublie trop souvent de parler des étapes laborieuses à franchir.
D'abord vient l'étape de l'euphorie : Wow! Gabriel se souvient de moi! Il devrait vraiment en pincer pour moi. Quelle histoire romantique! Comment prévoir que nous nous retrouverions toute ces années plus tard? Ensuite surgit l'étape de l'angoisse que génère l'euphorie : mais qu'est-ce que je pourrais bien pouvoir lui racontrer en tête à tête? Et puis quoi porter? Il faudrait que ce soit joli, mais pas trop sexy parce que je ne suis pas une aguicheuse. Et de toute façon, rien ne me dit qu'il s'agit d'un rendez-vous galant! Fabuler me sert donc à rien.
Et finalement, paf! La prise de conscience : et puis quoi encore? La question du rendez-vous ne se pose même pas ! Je ne peux tout simplement pas accepter, voyons donc.
À ce point, mes conseillers particuliers, l'ange et le diable de ma conscience, ne se font pas prier pour se manifester et donner leur point de vue :
- Pauvre Léane, me souffle l'angelot, indigné... as-tu pensé a David dans tout ça? Mérite-t-il vraiment une telle trahison?
- Tu permets que je réponde à la place de Léane, l'angelot? D'intervenir mon petit démon intérieur. Tu ne comptes pas toute les fois où ses parties de billard avec les copains ont fait oublier à David d'allŕe la chercher au travail? Et cette fois où elle était malade et qu'il l'a laissée seule pour aller jouer à la console Xbox avec son ami. Ou encore toutes ces fois où il est allé dans un club avec ses...
- Pardonne-lui comme nous pardonnons aussi à tous ceux qui nous ont offensés, lance mon représentant du bien.
- Tu parles d'une réplique! Déjà à court d'arguments? Se moque mon côté le plus sombre.
Oh, ça va vous deux, n'en rajoutez pas! Je m'écrie dans ma tête, lasse de l'éternelle guerre de pouvoir entre la raison et l'impulsion qui m'empêche généralement d'agir au moment oû il le faudrait. Je balais de la main mes ange et démon invisibles. C'est vrai que David peut se montrer gentil à l'occasion et qu'il sait me faire rire, mais il est le plus souvent inattentif.
À quoi bon? Mieux vaut ne pas accepter ce rendez-vous plutôt que me bercer d'illusions...
Je finis par rentrer chez moi avec mes tomates, le dos courbé des désillusions d'une fille de dix-huit ans.

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