Mauvais jour

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J'ai les boules. Des boules qui me remontent jusque dans la gorge, de la taille de deux grosses pastèques. Avec l'énergie compactée, compressée, contenue dans ces deux boules, j'ai l'impression que je pourrais défoncer un mur à main nues, escalader l'Everest, défoncer la tête de mon connard de voisin qui m'emmerde avec sa haie depuis 2 ans. Putain j'irais sonner chez lui avec ma tronçonneuse et je couperais ses buissons en forme de gros fuck. Je pourrais enfin trouver le courage de rouler une grosse pelle à Lola. D'accord ou pas d'accord. Je lui demanderais pas son avis. Je la choperais un matin vers la machine à café, et je lui flanquerais ma langue au fond de la gorge. Je prendrais peut-être une baigne, mais ça vaudrait carrément le coup. Je me teindrais les cheveux en bleu pour faire chier ma mère. Je dirais à ma sœur que ses gosses m'emmerdent. Que ça me donne envie qu'on m'achève direct de les entendre brailler et couiner et chougner. J'ai 32 ans, j'ai pas envie d'entendre « eh eh eh eh bah tu sais ? tu sais ? bah à l'école eh bah euh ben y'a Marine qui m'a volé mon stylo. Si. C'est vrai. Et même qu'elle voulait pas me le rendre. » Les 15 secondes qui lui a fallu pour dire ça sont 15 secondes que je ne reverrai jamais. J'ai autre chose à faire. Je pourrais prendre un avion. N'importe où. ......... Merde... j'ai pas de passeport. Bon ben n'importe où en Europe j'm'en fous. Je pourrais laisser ma bagnole en plein milieu du parking minute. Aller à la première borne ouverte et prendre un billet pour... La Croatie, tiens. Il parait que c'est top le bord de mer là-bas. Je prendrais un billet première classe, j'arriverais bourré à... merde. C'est quoi la capitale de la Croatie ? Bon, on s'en fout. Et j'irais direct en taxi sur la plage. Je descendrais dans le plus bel hôtel, vue sur la mer. Je boirais que du champagne. Pas une putain de goutte d'eau. Champagne. Champagne. Champagne. Je viderais le minibar. A quoi ça sert un PEL de toute façon. Je ferais du jet ski. J'en louerais un tout un après-midi. Non, qu'est-ce que je raconte ! J'en achèterais un ! Pourquoi je m'emmerde ? Je....

.......

Ca fait trop chier putain. Ah. Merde et voilà maintenant j'ai envie de chialer. Les boules sont retombées dans le creux de mon bide et j'ai envie de me rouler en boule et d'en finir tout de suite. J'ai l'estomac tellement noué que j'ai envie de gerber. Et puis j'ai mal putain. J'ai mal de partout. De la pointe de mes orteils jusqu'à la racine de mes cheveux. Un espèce de poum poum poum poum poum douloureux, lancinant. Même respirer ça me déchire. J'en peux plus d'avoir mal comme ça. Je sais même pas à quoi ça sert d'avoir aussi mal. Faudrait que quelqu'un passe le message à mon cerveau. Ca sert à rien d'essayer de me tenir au courant, je sais que je suis foutu. On a compris le message pas la peine d'insister... Elle est sympa l'infirmière. « Faut pas trop d'antidouleurs parce que votre corps s'habituerait et ça ne fera plus effet. » Connasse. Je serai plus là quand ça fera plus d'effet. Le médecin a été clair, non ? 2 à 6 mois. Qu'est-ce que tu veux que je m'habitue en 2 à 6 mois ? Je veux dire, ça prend plus de temps que ça de s'habituer à un nouveau job ! Même des pompes neuves il faut plus de temps que ça pour être bien dedans... Qu'est-ce qu'on a le temps de faire en 2 mois ? Allez, même en 6. J'ai pas rencontré la femme de ma vie. Je lui ferai pas de gosses. J'aurai pas d'héritier. Dans 6 mois, j'aurai disparu. Combien de temps il faudra à ma mère pour m'oublier ? A ma sœur ? 6 mois peut-être, justement. 6 mois c'est juste le temps qu'il faut pour oublier. Après elles penseront à moi le 14 Mars, pour mon anniversaire. Ou à Noël. Puis par-ci par-là en tombant sur une photo, ou un détail quelconque. Puis progressivement je serai rayé de la carte. Celui qui n'a jamais rien fait de mémorable. Juste traversé ma vie comme un con en me disant qu'un jour... Je monterai ma boîte. Je voyagerai. J'irai vivre à l'étranger. Je ferai du yoga. Je reprendrai mes études et je passerai un master. Je ferai du saut à l'élastique pour voir. Je m'inscrirai à un cours de théâtre. Je perdrai 6 kilos..... Et même ça, à quoi ça sert ? On s'en fout. Je rejoindrai une ONG, ça ce serait utile.

Utile.

Utile. Utile à qui ? à quoi ? moi je vais crever, mais eux aussi. Ils vont tous crever. Certains un peu plus vite que d'autres. Si ça se trouve ma sœur va crever en venant ici. Renversée par un camion. Et je me trainerai jusqu'à son enterrement et je leur dirai à tous « Ah ça pique hein ? Vous pensiez que ce serait le mien le prochain ? Ben non. Et peut-être demain ce sera toi ! ou toi ! là !» Je me vois bien pointant du doigt le visage choqué de ma tante. L'enterrement. Putain, y'a ça aussi. Je vois ça d'ici. Les éloges de maman et de Sacha. Entrelacées pour se donner du courage comme à la mort de papa. « Il était si gentil. Si gentil. » Sauf que je serai pas à côté, je serai dans la boîte. Rien que d'y penser je peux plus respirer. Comme si j'étais déjà dans cette putain de boite, enterré vivant. Faut que j'ouvre la fenêtre ! Y'a pas d'air dans cet hôpital...

Deux petits coups sur la porte. Ouais. Il est 4h05. Ponctuelle la frangine. Ferme les yeux. Je veux pas la voir. J'entends la porte qui s'ouvre doucement. Pas un bruit. Elle doit penser que je dors. Elle reste un moment dans la porte, je sens l'air chargé d'odeurs de leurs immondes plateaux repas. J'espère que c'est pas vrai ces histoires de dernier repas du condamné en prison. Ca me ferait chier qu'un criminel mange mieux que moi. Elle finit par se décider, dieu merci, et elle rentre en refermant la porte. Elle traverse la pièce pour aller s'installer sur la seule chaise de la pièce vers la fenêtre. Une chaise de merde évidemment. Tant mieux. J'espère que t'auras mal au cul y'a pas de raison.

Pas de bruit pendant un moment. Je sens son regard sur moi... je vois ses yeux rempli de pitié et de tristesse comme si je les regardais en face. Elle m'a fait chier toute mon enfance, à me tirer les cheveux, à se foutre de ma gueule. Et tout d'un coup la voilà toute précautionneuse, comme si un mouvement brusque risquait par inadvertance de rompre le fil qui me tient en vie. Les yeux plein de pitié mais en même temps le soulagement de pas être à ma place. Hypocrite !

Mais j'hallucine peut-être... Ca se trouve elle se fait juste chier...

Tant mieux.

Un mouvement, le bruit d'un truc qu'on fait glisser par terre. Des bruits mous et des cliquetis... Elle doit fouiller dans son sac. Ah non. Elle va pas sortir un bouquin. Si moi je ne m'évade pas, elle non plus.

J'ouvre les yeux et je la regarde. A peine une seconde plus tard elle se rend compte qu'elle n'est plus tout seule.

« Salut. »

Je tente un sourire. Bordel ! Jusqu'au bout ! Je me giflerais.

Elle répond par une grimace similaire à la mienne.

« Comment tu te sens ? »

J'essaye de parler, mais à la place de ma voix, j'entends un espèce de grincement que je ne reconnais pas. Je râcle ma gorge deux-trois fois.

« Comme un lundi ».

Retour de la grimace.

« C'est con. On est jeudi. »

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⏰ Dernière mise à jour : Oct 03, 2016 ⏰

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