La malade

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Elle n'avait qu'une envie : retrouver cette femme qui l'avait tant marquée et qui représentait pour elle un idéal, ce qui aurait pu se rapprocher le plus de la perfection chez un être humain. C'était l'intelligence et la gentillesse incarnée, avec un discernement et un sens de l'observation certains. Et même si son âge plutôt avancé laissait paraître de nombreuses rides, des cheveux blancs par-ci par-là et quelques angles anormaux au niveau de ses mains, elle dégageait surtout, par sa posture peut-être, par sa taille impressionnante, ses traits, son nez fin et son regard sévère sous ses lunettes rectangulaires, une distinction et une noblesse charmantes, si bien que ses élèves, à sa seule vue, se taisaient immédiatement, la fixant du regard, béats devant le respect qu'elle inspirait.

Et sous ce regard inflexible, strict, sérieux et punisseur se cachaient une douceur et une bienveillance inestimables, accompagnées d'une bonne dose d'humour qui se révélait aux sourcils et à cette petite étincelle si particulière qui brillait dans le coin de son œil. Un œil rieur, joyeux, amical, qui aimait la vie passionnément.

Cette femme, c'était la professeure de CM1 de Sarah Martin, alors qu'elle avait neuf ans. Depuis quatre ans elle ne l'avait jamais recroisée, l'institutrice étant partie à la retraite à ses 57 ans. Et depuis quatre ans elle souhaitait plus que tout la revoir, lui parler, prendre de ses nouvelles. Le déclic avait eu lieu lorsqu'un jour, après avoir rendu une rédaction, Mme Leroy avait demandé à tour de rôle à tout le monde dans la classe quel métier ils voulaient exercer plus tard. Bien sûr, Sarah avait dit « écrivain », convaincue de vouloir faire ce métier depuis ses cinq ans. Ce à quoi la professeure répondit : « c'est bien parti. » Ces quatre mots sont des plus simples. Pourtant, ils sont restés ancrés dans sa mémoire durant de nombreuses années. Peut-être que c'était pour elle ce qui concrétisait sa conviction, son avenir de littéraire, que ce « c'est bien parti » lançait l'affirmation d'une carrière prochaine et inévitable, ce qui lui donnait une grande confiance. Un de ses textes avait été apprécié, sa professeure s'était, je cite, « régalée », et il avait suscité des émotions chez quelqu'un dont elle n'avait pas à douter de la sincérité, n'étant d'un milieu ni familier ni amical ; elle était là pour l'aider à s'améliorer et n'avait pas à mentir pour ne pas la froisser, alors qu'elle trouvait son travail lamentable. Elle l'avait véritablement apprécié. Car Mme Leroy avait lu juste avant la rédaction de Sarah en insistant sur les détails présents dans la nouvelle, en félicitant sa manière d'écrire et en faisant rougir de honte et de plaisir la petite fille assise au deuxième rang.

Mais il n'y avait pas que ça. Sa manière d'apprendre était très admirée aussi. La fille Leblanc adorait sa professeure pour sa lucidité, et pour le don qu'elle avait à rendre les cours aussi passionnants qu'amusants. On ne pouvait jamais s'ennuyer, et on pouvait discuter de tout. C'est à partir du CM1 que sa moyenne a enfin commencé à augmenter. D'ailleurs, à la fin de l'année, Sarah lui avait écrit une lettre où elle lui montrait toute sa reconnaissance.

Et c'est ainsi que l'année se termina. A treize ans maintenant, arrivée en quatrième, la jeune fille commençait à désespérer de revoir un jour son institutrice. Visiblement, Mme Leroy, malgré son attachement à ses élèves, ne connaissait pas les réseaux sociaux et, si elle avait un téléphone, ne se trouvait pas dans l'annuaire. Alors Sarah se dit qu'elle avait tout de même eu la chance de connaitre cette dame, même si elle ne pouvait pas échanger avec elle maintenant qu'elle était devenue plus mature.

Et puis, un beau jour d'été, alors qu'elle allait à la piscine, elle vit une femme d'un certain âge qui semblait souffrir atrocement, le dos courbé, les épaules rentrées, des gouttes de sueur perlant sur son front et les mains tremblantes encombrées de sacs de course qui semblaient plus lourds dans ses bras qu'en réalité. Ses jambes aussi tremblaient, et Sarah craignait qu'elles ne se cassent en deux ou qu'elles se dérobent sous elle dès qu'elle ferait un pas un peu trop grand.

« Ho, la pauvre ! », pensa-t-elle.

Son visage était si crispé et fatigué qu'il était très difficile à examiner, mais elle lui trouvait une ressemblance vague, éloignée et familière qu'elle ne pouvait retrouver. Et elle chercha jusqu'au soir dans ses souvenirs où elle avait pu voir autrefois une femme qui ressemblait à celle-là. Mais aucune aussi mal-en-point qu'elle ne lui vint à l'esprit.

Cette même femme revint souvent faire ses courses alors que Sarah allait à la piscine. Le fait de ne pas comprendre d'où lui venait cette impression de déjà vu importunait tellement la jeune fille qu'elle murmura à sa mère, un autre après-midi, pour aider sa mémoire :

« Est-ce qu'elle ne te rappelle pas quelqu'un, à toi ? »

La mère, surprise, chercha à se rappeler aussi.

- Oui... oui... ce n'était pas une de tes professeures ? Je crois que je l'ai déjà vue à ton école primaire. »

Sarah fit un soubresaut.

C'était vrai ; elle lui ressemblait. Mais cette femme-là était si abîmée, si vieille, si fatiguée... Elle aurait dû avoir seulement soixante ans ! Ce n'était pas le regard de la femme forte, drôle et tenace qu'elle avait connu. Ce regard-là était désespéré. Elle était tellement émue qu'elle ne trouva rien à dire. La vieille femme traversait lentement et difficilement la rue. Elle ne semblait pas du tout à sa place au milieu de toutes ces voitures qui manquaient de la renverser. Elle était si fragile, comme une poupée de porcelaine. On avait tellement peur qu'elle ne se brisât en mille morceaux. Alors Sarah, dont la main tremblait tellement qu'elle allait lâcher son sac, s'écria :

« Mme Leroy ? »

La femme s'arrêta, la regardant.

Elle reprit plus bas :

« Mme Leroy ? »

La mère les regardait sans comprendre vraiment. N'y tenant plus de la voir si seule, triste et malade comme ça, Sarah vint l'aider à porter ses affaires.

Alors elle dit pour la troisième fois en sanglotant :

« Mme Leroy ? »

L'institutrice versa une larme, et répondit :

« Sarah ! »

Elle pleura, et Sarah suffoqua d'une joie démesurée.

Sa mère pleurait aussi, comprenant qu'un grand bonheur était arrivé.

Alors la jeune fille et sa mère invitèrent chaleureusement la célèbre professeure chez eux autour d'une bonne table, et elle leur raconta son histoire.

Elle avait eu un cancer des os il y a un an de cela, et elle arrivait tout juste à traverser son jardin pour aller chercher le courrier depuis. Elle avait terriblement mal. Son ordinateur avait planté et son portable était cassé, mais elle n'avait pas pensé à en racheter parce qu'elle n'avait plus aucun espoir. Pourtant, elle demandait souvent des nouvelles de ses anciens élèves, attachant une importance toute particulière à l'avenir de ces personnes. Son mari la soutenait, certes, mais il était si rongé par le chagrin qu'elle souffrait encore plus de le voir comme ça à cause d'elle. Depuis, elle se couchait toujours le plus tôt possible. Son existence était tellement rétrécie que parler avec Sarah et retrouver une élève aussi brillante était pour elle un grand évènement.

Quand la jeune fille eut dit à son tour tout le temps qu'elle avait passé à la rechercher, tout l'espoir qu'elle nourrissait à retrouver cette professeure si talentueuse, celle qui lui avait donné une grande part de la confiance qu'elle avait à présent, elles s'embrassèrent encore une fois ; et Mme Leroy veilla fort tard ce soir-là, n'osant pas se coucher, de crainte que le bonheur qui la fuyait depuis si longtemps ne l'abandonnât de nouveau pendant son sommeil.

Mais elle avait usé la ténacité du malheur, car elle fut heureuse jusqu'à sa mort.

La maladeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant