La Montagne

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Ici il n'y a rien. Un rocher émerge à grande peine de l'immensité que forme cette mer de nuage. Un pâle soleil se lève. Si beau. Si froid. Comment s'il frissonnait encore d'un hiver tenace. Assis sur le rocher un homme sourit. Ce n'est pas qu'il n'est pas triste d'avoir perdu tous ses compagnons dans cette ascension. Car oui, c'est bien d'une Montagne qu'il s'agit. Mais quand le combat devient si dur contre ce géant de pierre, peut-on appeler ça une ascension ? Non absolument pas : c'est une bataille, horrible et sans pitié. Dans ce duel primaire entre l'homme et la nature, l'instinct de survie est plus fort que les larmes, la douleur et le sang. Est-ce seulement la pensée du sommet qui vous pousse à mettre un pied devant l'autre alors que les orteils vous tombent ? Non, effectivement : C'est la peur de la mort. Cet homme, perché sur la plus haute Montagne du monde, n'a plus d'amis, plus de compagnon, plus de frères. La Montagne s'en est repue, comment elle s'est repue de toutes les expéditions avant la sienne. Et cet homme sourit. Quel hasard, chance ou inspiration divine, a fait que ce serait lui le premier à contempler ce lever de soleil. Depuis sa plus tendre enfance, il vit dans l'ombre de la Montagne, si grande qu'elle cache le soleil. Rares sont ceux de son peuple qui ont eu la chance de le contempler, de sentir la douce chaleur de ses rayons sur leur peau. Et cet homme sourit. Il repense à chaque mètre, chaque coup de piolet, chaque cri de ses anciens compagnons lâchant prise, mort de fatigue, sur la paroi glacée qu'ils escaladaient depuis trois jours et autant de nuits. Et cet homme sourit. Car il sait qu' une fois encore, la Montagne, cette dame de roc et de glace farouche, a gagné, mais de justesse. Car cette fois il est au sommet et contemple ce lever de soleil. Et cet homme sourit. Car il pense que son fils, malgré la douleur, aura la fierté de dire de lui « mort en montagne ». Oui mort, car cet homme n'est pas dupe. Il sait pertinemment qu'il ne pourra jamais redescendre : sans matériel,ni vivre ni compagnon c'est impossible. L'ascension a duré douze jours, et c'est de justesse que, lui, a pu se hisser seul sur les derniers kilomètres d'escalade, au sommet de la Montagne. Sans espoir de retour, pourquoi ne pas s'être simplement laissé chuter dans le vide ? Mais l'attrait du soleil était trop fort. Et cet homme sourit. Car il repense au premier regard de son fils, à sa rencontre avec sa femme. Les Dieux lui ont accordé une bien belle vie...qui se finit ici. Et cet homme sourit. Car il aime le soleil. Et cet homme sourit. Car dans les nuages qui se dissipent, il n'aperçoit même pas la terre. Et cet homme sourit. Car il se dit que son âme aura sacrément moins de chemin pour monter au ciel. Et cet homme sourit. Et cet homme a froid. Cet homme a faim.

Un liseré doré découpe avec la plus grande délicatesse les moindres contours de cette œuvre de pierre. Le soleil se couche. Et cet homme est immobile. Cet homme ne sourit plus. Car cet homme est mort.

 Car cet homme est mort

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La Montagne.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant