Les souliers roses

2.9K 6 1
                                    

C'est au Sarah B., dans le quartier International de Montréal, qu'Oriane et moi avions été initiés aux plaisirs canailles de l'absinthe. La soirée du Nouvel An dans ce bar d'hôtel avait été magique. Par la baie vitrée, j'avais vu la neige s'accumuler doucement sur les sculptures de la place Riopelle. De petits éclats lumineux avaient virevolté comme des fées sur la façade en verre du palais des congrès. Ils m'avaient fasciné presque autant que le sourire de ma femme. La délicieuse ivresse provoquée par l'absinthe avait fait le reste.

Oriane me relançait, depuis cette soirée un peu folle, pour que nous retournions au Sarah B. J'attendais pour cela une journée spéciale, mais pas la Saint-Valentin: trop hivernal et surtout trop convenu. Le jour idéal était enfin arrivé. La douceur printanière de cette soirée d'avril nous avait mis de bonne humeur. Pour que le plaisir soit total, nous avions pris une chambre quelques étages au-dessus, à l'Intercontinental, en prévision... Nous avions réservé une des alcôves du bar à l'ambiance intimiste pour déguster notre absinthe, nos tapas et nos lèvres parfumées à l'anis. Oriane et moi avons pris goût au rituel de l'heure verte. La fontaine en verre remplie de glaçons, les deux robinets libérant goutte à goutte l'eau glacée, la pelle ajourée posée au-dessus du verre, le morceau de sucre lentement érodé par l'eau, la sulfureuse teinture qui se trouble de culpabilité à mesure que le niveau monte et que l'alcool se dilue.

— À notre amour...

— À nos dix ans!

C'était notre anniversaire; première rencontre, première baise. Amour naissant, deux vies changées à jamais. Nous trinquâmes et bûmes une longue gorgée de ce poison anisé dont nous anticipions l'effet avec délices.

Pour une fois, je n'avais pas été trop nul. J'avais apporté un cadeau. Du genre qui tient dans une poche. Je le sortis et je tendis à Oriane une petite boîte bleue enrubannée de brun, sans équivoque pour une connaisseuse comme elle.

— T'es fou! me lança-t-elle, sans pouvoir cacher son sourire. Tu es allé chez Birks!?

— Parce que tu le vaux bien... Oui, je sais, c'était plutôt crétin comme réplique, mais l'absinthe commençait à me désinhiber.

Elle défit le ruban, ouvrit la boîte et en sortit le bijou. Un pendentif en argent orné d'un brillant, un Cercle d'espoir. Elle lut l'inscription à voix haute.

— Live Love Laugh... Vivre, aimer et rire: c'est moi, ça!

— Oui... Je n'étais pas capable d'en dire plus, ému par son regard embué. Elle passa le collier autour de son cou pendant que je prenais une autre gorgée d'élixir interdit. Je la regardai sans savoir si le trouble qui m'envahissait était dû aux cinquante-trois degrés d'alcool ou à l'immense amour qu'Oriane m'inspirait. Elle vint coller ses lèvres contre les miennes pour me remercier.

Au milieu des fromages et des cochonnailles, le goutte-à-goutte de la fontaine remplissait notre deuxième verre d'absinthe. Oriane se leva:

— Je vais à la salle de bains.

— OK.

Je restai seul dans la lueur verte de l'alcôve. Quand Oriane revint, elle portait un grand sac en papier kraft. Avec un sourire complice, elle me le tendit.

— Moi aussi, j'ai un cadeau pour toi.

Je n'en attendais pas moins d'elle. Elle pense toujours à tout. Sous le papier de soie, une boîte en carton, beige, avec une sorte d'écriture manuscrite que j'identifiai immédiatement. Trois mots: Christian. Louboutin. Paris. Fiou! Mon cœur s'arrêta de battre une seconde, peut-être deux.

— Euh... c'est bien ce que je crois? T'as gagné à la loterie ou quoi? Des Louboutin!?

— Ouvre la boîte et ferme-la...

— Bon.

D'une main tremblante, j'ouvris le couvercle, écartai le sac de protection rouge, puis le papier... Une magnifique paire de Bibi roses en suède! Des talons de quatorze centimètres! Je me demandai si cette vision était due à l'absinthe. Je pris un escarpin, l'examinai sous toutes les coutures, à commencer par la fameuse semelle rouge vif, gravée de la signature emblématique du bottier parisien, 39, made in Italy. Une plateforme cachée, un talon plus large; on devrait pouvoir marcher avec. Un cuir fin et souple, des coutures impeccables... Oriane avait lu mes pensées:

— Oui, elles sont pour toi. C'est toi qui vas les porter. Enfile-les!

— Quoi, là, maintenant, tout de suite?

— Oui, sinon pas de sexe ce soir...

Une chance que nous avions fermé les rideaux de l'alcôve. J'ôtai mes bottillons et mes chaussettes, et enfilai d'un geste sûr les vertigineux escarpins. Ils m'allaient parfaitement! Ce n'était évidemment pas la première fois que je faisais ce geste. Mon penchant pour les tenues féminines était un des nombreux plaisirs que je partageais avec Oriane. Je me levai, un peu étourdi, pour faire quelques pas sur la moquette... Pas facile de garder une démarche élégante! Au moins, ce cuir de veau italien ne me blesserait pas les pieds. Je ne m'en sortais pas trop mal et le rose se mariait bien avec le gris de mon jean cigarette.

— Oh, chéri... J'ai oublié mon porte-monnaie dans la chambre. Irais-tu me le chercher... pour étrenner tes souliers?

© Vivi Volage 2013

Vous avez atteint le dernier des chapitres publiés.

⏰ Dernière mise à jour : Oct 16, 2016 ⏰

Ajoutez cette histoire à votre Bibliothèque pour être informé des nouveaux chapitres !

Les souliers rosesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant