Le gingembre, la cannelle, la cigarette.
Maman souffle, il y a un peu de cendre qui tombe de la cigarette. On dirait encore une épice. Elle époussette de sa longue main brune la poussière de ses registres. Elle le fait avec une telle délicatesse que le papier semble bien plus doux qu'il ne l'est. Elle remarque du coin de l'œil que je l'observe. Et elle fume.
Le curry, le piment, les médicaments.
Abuela tousse. Elle crache sur sa main fripée, c'est moche. Elle a passé toute la journée sur sa chaise, dans un coin du magasin. Elle ne dit jamais rien. Parfois elle marmonne pour nous rappeler qu'elle est encore vivante, mais personne l'écoute. Et finalement c'est juste qu'elle dort.
« Viens. »
Elle m'appelle. Sa voix est aussi fripée que le reste de son corps. Je m'assois sur ses genoux, mais j'ai peur de l'écraser. On dirait qu'elle est faite en papier mâcher, Abuela. Elle me tousse dessus et je fais la grimace. Elle m'entoure de ses bras et on reste longtemps comme ça. Mais quand je veux me lever, elle ne bouge pas. Mince, ça y est, elle s'est assoupie... Quand elle ronfle, on dirait une voiture qui démarre, ça me fait marrer, ça.
Elle se réveille quand la porte s'ouvre. Il y a de l'air froid qui nous effleure et Abuela râle. J'en profite pour sauter de ses genoux. Le client discute un moment avec Maman. Elle pose sa cigarette, et elle lui sourit en montrant ses jolies dents toutes droites bien alignés. Moi quand j'ouvre la bouche, on voit des trous partout.
« Carlos ! »
Elle crie. Mais Carlos ne vient pas, alors elle emmène le monsieur entre les sacs d'épices en lui demandant de faire attention où est ce qu'il met les pieds. Ils s'arrêtent devant un gros sac en toile épaisse qui déborde de safran. Là, c'est mon moment préféré. Maman attrape une grosse cuillère en bois qui se balance au-dessus du sac. Elle la plonge largement dans le safran. Un effluve de l'épice remonte jusqu'à moi. Elle se mélange aux autres, à la cigarette, aux médicaments. Je la connais par cœur ma maman. Après elle va remonter la main adroitement, tourner la tête vers le client et lui demander :
« Cela vous convient-il ? »
Avec son accent arabe qui donne une nouvelle couleur à son espagnol imparfait.
Le monsieur secoue la tête et ils vont vers la caisse. Il vient souvent au magasin lui. Mais je l'aime pas trop. Il regarde beaucoup trop Maman. Il m'énerve. Ça y est, il s'en va.
« Carlos ! »
Carlos vient. Je me dis qu'il a décidément les bras trop grands celui-là. Ils lui tombent presqu'au genoux on dirait. En fait, tout son corps il est bizarre. Lui entier il est bizarre. Je pouffe de rire.
« Où est-ce que tu étais ? Je t'ai appelé tu n'es pas venu ! »
Il ne répond rien. A part Maman, Il n'y a personne qui parle ici de toute façon.
Elle lui donne une tape sur la tête et il monte à l'étage en pleurant. Puis Maman elle grogne que ça sert à rien d'avoir sous son toit un incapable comme lui. Moi je suis d'accord avec elle. Il sert à rien Carlos. Mais si on l'héberge pas, je sais qu'il ira dans la rue avec les mendiants ou à l'hôpital avec les fous. Et puis il est gentil après tout.
Un jour, je l'avais surpris en train de plonger ses mains dans des sacs d'épices qui jonchent le sol.
« Mais arrête ! C'est sale de faire ça, après c'est plein de microbes.
-J'aime bien. Et puis comme ça, je les connais bien. »
Alors moi aussi j'avais mis mes mains dans des sacs. C'est vrai que c'était agréable. Et souple, et tiède.
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N'ouvres pas les yeux Maman
Short StoryIl y a Abuela, la grand mère qui tousse, Il y a Carlos, l'aveugle un peu bizarre, Il y a Daniel, le garçon dont je suis amoureuse, Il y a moi, qui sera une grande danseuse de flamenco, Et il y a Maman.