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On ne peut pas toujours trouver des raisons à toutes nos actions. Enfaite, la plupart du temps, nos actions ne sont conduites que par le hasard, l'instant : toutes ces choses ne sont en fait qu'un grand fil qui nous est invisible. Elles se relient entre elles, parfois de manière étrange, parfois spectaculairement bien. D'autres fois, elles créent des troubles et même des évènements très déplaisants dans la vie des gens. En fait, elles peuvent être ce fil, celui tendu juste devant vos pieds, celui qui vous fera tomber.
Mais... ce fil peut également être celui qui recoud votre coude alors que vous vous êtes blessé, tout en tombant à cause de lui. Encore une fois, il peut vous relever et vous guider, vous manipuler comme une marionnette afin de vous faire faire le meilleur ou bien le pire. Il est celui qui vous pend, celui qui vous étreint, celui qui vous retient, celui que vous croyez rompre à chaque éclat de rire ou sensation de vie intense.
C'est lui qui offre cette délicieuse illusion vous détrompant de la vacuité de la vie, de son manque de sens pourtant évident. C'est une sorte de paratonnerre, image sèche et floue d'un paradis écorné : carte postale aimantée sur le frigo désespérément ronronnant de la cuisine.

Donnie mâchonnait ses céréales, les yeux dans le vide.
Qu'est-ce qu'était la vérité ? Il n'en savait rien. Il n'avait jamais atteint quelque état aussi paroxysmique. Il était loin de tout ça, en fait, bien trop loin. Les céréales devenaient de plus en plus molles dans sa bouche mais une boule de golf semblait comme lui entraver la gorge. Sa mâchoire perdait toute conviction dans son travail de mastication... Ses doigts s'écartèrent même, laissant la cuillère retomber lourdement sur le plan de travail, éclaboussant nettement ce dernier de lait et de pétales de maïs détrempés.

Donnie laissa sa tête s'enfouir dans ses bras : il sentait sous ces derniers quelques petites traces froides de lait et plusieurs bouts de céréales moites lui coller la peau. Ces derniers temps, il arrivait de moins en moins à dormir. Ce n'était pas faute d'essayer. En fait, il faisait vraiment tout pour être dans de parfaites conditions : il s'allongeait et se détendait, ne pensait à rien, attendant le moment propice pour penser à fermer les yeux. Le sommeil était une créature craintive, très dure à capturer. Encore plus dure à apprivoiser. Le tout était donc de réunir les conditions idéales afin de se donner une chance de pouvoir ne serait-ce que l'apercevoir dans la faune hostile qu'était le monde. De plus, sa chambre était un vrai piège, aucun être vivant ne se serait risqué à y pénétrer. Sauf lui, puisque lui étant attribué, il ne pouvait refuser ce qui était finalement son seul lieu d'isolement.
La solitude était une condition nécessaire à sa survie, tout comme ce besoin immuable de toujours savoir qu'il trouverait quelqu'un non loin, comme pour être sûr de ne jamais être vraiment seul. Donnie Darko était quelqu'un de contradictoire, de paradoxal, mais somme toute quelqu'un d'assez exceptionnel. On ne passait pas suffisamment de temps à le lui faire savoir. En vérité, la plupart des instants que les gens passaient avec lui leur inspiraient une franche incrédulité et parfois même un semblant de crainte et d'angoisse. Il était rassemblé chez ce garçon tout ce qui pouvait gêner dans la race humaine : la spontanéité parfois trop présente, le silence gênant, les regards trop intenses et profonds, les mots mal choisis et les discussions constamment dirigées vers des sujets insolites. Toutes ces choses le rendaient marginal et le séparaient des autres d'une manière désagréable et lassante.
Mais que pouvait-on y faire ? Pas grand chose à l'en croire. Il s'en moquait tant, il ne s'en moquait pas assez, plus assez, mais bien trop à la fois, finalement. Alors il patientait comme toujours, et cela le conduisait comme tous les matins, après avoir passé chaque nuit à s'interroger sur la raison de son existence en contemplant le plafond, à lui faire enfouir sa tête au creux de ses bras, comme s'il plongeait au fond du terrier du lapin blanc pour y trouver une quelconque réponse. Mais qu'y avait-il sinon quelques racines tordues et humides, au fond d'un fossé creux puant le rongeur malade ? Pas grand chose : rien, en fait.
Et il redressait sa tête, les yeux semi-ouverts ou fermés, et il regardait le goutte à goutte de la tête du robinet de la cuisine. Il contemplait le ballet des perles transparentes sans vraiment le voir : absorbé, fasciné mais pas vraiment par ce qu'il voyait, mais plutôt par ce qui se passait réellement : les gouttes de l'évier remontait dans le robinet, ce n'était pas une chose courante. Comme si le temps remontait, chacune d'entre elles venait pénétrer à nouveau le conduit, comme rappelée par ce dernier, et elles devaient retourner à l'état de flaque dans le monde, peut-être. Comment se pouvait-il que les gouttes remontent ? Un vrai mystère.
Il se redressa davantage sur son haut tabouret, enfouissant sa main dans ses cheveux de jais : ses yeux se fermèrent et il soupira lourdement. Peut-être était-il en train de rêver. Cela était une solution logique et envisageable. Peut-être était-il toujours entre ses bras, la bave émergeant à la commissure de ses lèvres, plongé dans cette illusion si réaliste.
Ce qui semblait le plus incompréhensible, c'est qu'il n'arrivait jamais à dormir la nuit mais que toujours sa fatigue le rattrapait en plein milieu de la journée : comme si sa rigueur cérébrale lui interdisait tout échappatoire nocturne. Que pouvait-il bien lui arriver, dans l'obscurité... ? On ne peut jamais être sûr de rien, les ombres sont trompeuses : elles vous avalent et vous abîment. Il n'en reste plus rien, sinon l'encre corbeau qu'elles trainent avec elles : marée profonde, dangereuse et tourmentée.
Donnie.
Quelqu'un l'appelait, au loin. Il était trop épuisé pour y répondre toutefois.
- Donnie ! Réveille-toi, bon sang, tu dors dans ton lait !
Il ouvrit les yeux en sursaut : sa joue baignait effectivement dans le lait de son bol renversé. Il se redressa : sa joue gouttait et le liquide blanc vint s'introduire jusque dans sa chemise. Il n'avait pas le temps d'en changer alors il se rinça la joue et s'essuya sans trop y faire attention. Sa main attrapa son sac au vol et il sortit de chez lui, sa mère l'interpella de sa voiture :
- Viens, je t'amène à l'arrêt de bus ! Sam est déjà partie.
Il grimpa dans l'automobile sans répondre, étalant ses longues jambes sur le tableau de bord sous l'œil un peu désapprobateur de sa mère.
- Tu ne dors pas, la nuit ou bien... ? Pour t'endormir ainsi dans la cuisine, dans ton bol.
Il ne répondit toujours pas et descendit de la voiture, quelques mètres avant l'arrêt de bus. D'autres élèves patientaient dont Cherita Chen, Ronald Fisher et Sean Smith. Évidemment Samantha était là, avec sa petite copine dont il ignorait le nom et s'en moquait à tout dire éperdument. Cherita le regarda comme d'habitude avec des yeux emplis d'appréhension et Donnie ne put s'empêcher de la fixer jusqu'à ce qu'elle détourne le regard. Ronald lui tendit une cigarette, comme d'habitude, qu'il refusa. Le bus scolaire finit par arriver au lycée : le trajet avait été plutôt laborieux. Donnie s'asseyait toujours près de la fenêtre et personne ne venait habituellement le déranger : en fait, il y avait plutôt pas mal de places libres dans le car qui faisait le tour sud.
Et puis, puisqu'il ne parlait qu'à ses copains et n'était lui-même pas très sociable, les autres élèves ne s'enquerraient pas vraiment de venir lui faire la conversation.
Pourtant, cette fois-ci, quelqu'un s'était assis à ses côtés. Alors il s'était tourné vers l'inconnu, ayant préalablement senti la banquette bouger...
C'était un garçon paraissant un peu plus âgé que lui : les cheveux bruns et cuivrés. Il regardait par la fenêtre, passant complètement outre son voisin de droite : Donnie.
Ses yeux d'un vert tremblotant et délavé semblaient perdus dans le vague et on ne pouvait y apercevoir aucun reflet de la route : comme s'il ne regardait tout simplement pas dans sa direction.
Mais ce n'était pas ça qui avait véritablement attiré l'œil de Donnie : sa lèvre supérieure paraissait avoir... un problème. Elle se recourbait sur le haut et les veines autour ressortaient d'une manière anormale : on aurait dit qu'il avait été brûlé. Une pareille trace lui mangeait le visage, pourtant d'un aspect des plus normaux si l'on ne considérait qu'un seul de ses profils.
Le garçon finit par le regarder à son tour, probablement curieux –bien qu'habitué- de se faire dévisager de la sorte. Leurs yeux se confrontèrent sans hostilité pendant quelques instants jusqu'à ce qu'il finisse par prendre la parole.
- Je m'appelle Scobie. Scobie O'Ferall.
Sa voix résonna comme hors du temps : elle était grave, mais son intonation semblait lointaine et comme affaiblie par des années de silence.
- Donnie Darko, répondit-il simplement en lui tendant sa main.
L'autre contempla les doigts qu'il lui tendait sans expression : il n'esquissa aucun geste et Donnie finit par rabaisser sa main.
- Je sais qui tu es, répondit Scobie. Je sais ce que tu vas faire.
Donnie le regarda, à la fois hagard et intéressé. Il ne pouvait s'empêcher de fixer sa cicatrice.
- Tu es...
Sa voix devint inaudible : ses lèvres bougeaient et on entendait un son étouffé provenir de nulle-part. Ses yeux le dévisageaient, comme s'il essayait par tous les moyens de lui communiquer quelque chose d'important. Mais Donnie cligna des yeux et son interlocuteur avait proprement disparu. Quelqu'un lui tapotait l'épaule sans grande douceur.
- Eh, mec. On est arrivés. Qu'est-ce que tu fous...? marmonna Sean.
Donnie le dévisagea, complètement perdu.
- Je m'étais juste endormi.
- T'as parlé, l'informa son ami avant de quitter le car et de l'attendre devant en compagnie de Ronald.
Le lycéen se redressa et finit par quitter le siège du bus pour arpenter son minuscule couloir. Il se prit quelques devants de sièges en essayant de sortir rapidement du véhicule, encore somnolent. Cela devenait pire : il avait réellement l'impression de ne pas s'être endormi. Pire. De ne pas s'être réveillé. En vérité, Scobie s'était juste volatilisé devant ses yeux, laissant place à un Sean mal-à-l'aise. Mais rien d'autre n'avait pu indiquer qu'il n'avait s'agit que d'un rêve.
- Dites... Personne ne s'est assis à côté de moi... ? Pendant que je dormais ?, s'enquit prudemment Donnie en choisissant ses mots.
- Nan, je crois pas, répondit légèrement Ronald en reluquant une fille grimpant les escaliers du lycée juste devant eux.
Donnie soupira et ferma les yeux, las. C'est ainsi qu'il trébucha et s'étala de tout son long dans les escaliers, attrapant en dernier recours la jupe de la jeune fille justement devant lui. Le vêtement lui resta dans ses mains et quitta la taille de la lycéenne qui se mit à crier aussitôt. Le nez éclaté contre la marche, Donnie essayait de se re-situer. Mauvaise idée que de fermer les yeux en plein escalier, mauvaise idée. A ses côtés, si ses amis avaient d'abord éclaté de rire, comme tous les autres lycéens des alentours, ils étaient à présent accroupis à ses côtés, l'air paniqués.
- Ça va, Donn' ?
Le visage très douloureux, il ne préféra pas répondre et garda les yeux fermés. S'il se relevait alors tout le monde saurait qu'il avait trébuché. Pire, ils se moqueraient de lui. Mieux valait faire croire qu'il s'était évanoui. Il resta donc inerte et muet, comme s'il voulait s'endormir dans les escaliers sur lesquels ses membres se disséminaient pitoyablement. D'ailleurs, la douleur finirait par l'assoupir : la douleur le faisait toujours. C'est comme ça que les gens mourraient.
Autour, les gens commençaient à présent à paniquer : des filles se mirent à crier et des garçons à parler assez fort. Quelqu'un vint retourner doucement son corps relâché et le porta à l'intérieur du bâtiment en grande hâte.
- Donald ! Vous m'entendez ? Donald ?
Ce devait être un des profs de sport, Mr. Fenwick. Il n'en ratait pas une pour paraitre un héros, et ce malgré le fait qu'il détestait proprement les élèves comme Donnie Darko.
- Je suis là, finit par murmurer Donnie, faisant s'arrêter le professeur afin qu'il le laisse marcher. Je n'ai pas besoin d'aller à l'infirmerie, j'ai juste eu une absence. Je n'ai pas eu le temps de manger ce matin..., expliqua-t-il sans articuler.
L'homme lui lança un regard des plus réprobateurs. Son nez saignait et restait très douloureux : il y porta sa main et la contempla : il n'avait fait qu'inonder sa chemise d'un liquide vermeil.
- Je vais aller moi-même à l'infirmerie dans ce cas, merci de m'avoir accompagné jusque là, finit-il par dire avant de se débarrasser de l'emprise du professeur sur ses épaules.
D'autres adultes derrière protestèrent mais Donnie quitta le couloir. Ce n'est que lorsqu'il sortit de l'enceinte scolaire qu'il remarqua qu'il avait toujours la jupe de la fille dans les mains. Il sourit bêtement et se dirigea vers chez lui sans se presser...

Donnie    DarkoOù les histoires vivent. Découvrez maintenant