Chapitre 1

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Paris, une belle journée d'été.

Un grand parc, des fontaines, des jets d'eau, de l'herbe sèche, mais tout de même encore verte. Une légère brise qu'on ressentait sans réelle impression de fraîcheur, qui était tout de même des plus agréables si l'on se rappelait de la chaleur que dégageait les pots d'échappement, les restaurants bondés et le soleil brûlant.

Paris était de sortie, des enfants criaient, couraient en tous sens, sous le regard épuisé de leurs parents qui peinaient à faire régner leur autorité, tentant de faire comprendre à leur progéniture qu'il fallait chercher l'ombre, se reposer, et surtout, surtout boire, boire beaucoup d'eau.

Tout allait très vite, les allées et venues des passants, les courses des enfants, les gouttes d'eau des fontaines qui tombaient dans le bassin, tourbillonnant, et qui repartaient de plus belle dans le courant.

Et parmi toute cette agitation, il y avait cette petite fille sur ce banc. Elle s'y agrippait de toutes ses forces, ses jambes se balançaient nerveusement dans le vide, elle semblait prête à bondir à tout instant. Ses boucles blondes tombaient de chaque côté de son visage, certaines cachaient ses yeux anxieux, qui se promenaient sans s'arrêter sur tout ce qui l'entourait. Un mouvement incessant d'allers retours, de droite à gauche, de gauche à droite, de bas en haut, de haut en bas, d'un côté à l'autre, et puis le cycle reprenait. La fillette se mordait nerveusement la lèvre, même après les nombreuses reproches de sa mère, assise à côté d'elle.

"Elise, arrête de te manger les lèvres, elles vont être sèches !"

L'enfant avait eu le droit à un peu de baume sur les lèvres, et elle n'avait pas osé protester, trop occupée à regarder autour d'elle. La mère avait soupiré, et abandonné la lutte en voyant que les dents de sa fille s'en prenaient de nouveau à ses lèvres.

"Elise, détends-toi un peu, personne ne va t'attaquer, tu sais."

Les doigts de la petite s'accrochaient un peu plus fortement au banc, et tout son corps se tendait.

"Elise, va donc jouer avec les autres enfants, ils ne sont pas méchants !"

Elise, Elise, Elise. Elise.

"Elise, regarde comme ils s'amusent. Va rire avec eux."

Elise voyait. Mais elle voyait plus que des rires. Elle pouvait voir, entendre, et aussi sentir. Elle pouvait faire ce que toute personne était censée pouvoir faire. Elise était comme tout le monde, comme tous les autres. Mais elle voyait quelque chose en plus, elle entendait autre chose, elle sentait plus qu'elle n'aurait du.

Elle voyait les choses bouger, mais si quelqu'un marchait en rond autour d'elle, elle avait l'impression qu'un mur se formait sur le chemin de la personne. Elle voyait tout en même temps, les positions actuelles de l'objet en mouvement, mais aussi la position que ce même objet avait la seconde d'avant, et celle d'avant, et encore celle d'avant. Toutes ses formes se créaient dans son esprit, et tout formait une énorme masse qui l'entourait, qui l'oppressait, qui l'empêchait de bouger, qui l'empêchait de réagir, car Elise avait peur de cette masse. Elle semblait impénétrable et dangereuse.

Elise entendait, elle entendait les enfants crier, mais ces cris avaient soudain l'air trop forts, trop bruyants, ils l'agressaient. D'abord les cris des enfants, et puis s'ajoutaient les reproches des parents, et puis plus loin encore venait le bruit des voitures qui s'arrêtaient, qui redémarraient. Alors toute la ville l'agressait. Toute la ville se dressait contre elle et les bruits s'intensifiaient, ils étaient toujours plus forts, toujours plus puissants, toujours plus effrayants. Elle aurait voulu se boucher les oreilles, se les boucher fort, très fort, jusqu'à ce qu'elle ne puisse plus rien entendre. Jusqu'à ce que le monde se taise enfin.

Elle sentait, ou plutôt, ressentait tout trop fort. Tout s'accentuait sans prévenir. La chaleur du soleil, qui soudain lui brûlait la peau, les gouttes d'eau de la fontaine, fines et agréables, qui brusquement la frappaient. Une odeur de friture qui lui brûlait la gorge, comme une main invisible qui s'enfonçait doucement en elle et l'empêchait de reprendre son souffle.

Tout était trop fort, beaucoup trop fort. Elise aurait voulu s'enfuir, s'enfuir très loin, disparaître sous terre, s'envoler dans les airs, partir quelque part où plus rien ne pourrait l'agresser. Quelque part où le silence serait roi, où les mouvements n'existeraient pas, où il était impossible de ressentir quoi que ce soit.

Mais voilà, elle ne pouvait pas. Elle ne pouvait rien, sinon fermer les yeux. Elle fermait les yeux et s'imaginait que rien n'existait. Tout disparaissait. Une douce mélodie se jouait dans sa tête. Les notes se suivaient, rapides, mais désordonnées. Note après note, dans un rythme imparfait. Mais ce désordre était beau pour la fillette. La mélodie ne se dressait pas de manière figée. Elle variait selon ses envies, sans que rien n'ai été prédestiné. Sans que les notes ne s'alourdissent, sans que le son ne se mette à lui en vouloir. C'était un désordre ordonné, un ordre désordonné. C'était l'inverse de ce que l'on puisse souhaiter, tout en étant ce dont on a toujours rêvé. 

Elise. Respire, Elise. Respire.

"Elise, on s'en va."

La musique s'arrêtait, les yeux de la fillette s'ouvraient de nouveau. Elle voyait de nouveau, mais son regard restait fermé sur ce qui l'entourait. Elle voyait le monde sans le voir, elle écoutait le Monde sans vraiment l'entendre, et se persuadait qu'elle ne ressentait plus rien. Elle pouvait faire ça. Elle pouvait le faire, c'était pour s'enfuir. Elle le pouvait, uniquement pour ça.

La petite fille et sa mère se levaient de leur banc, main dans la main, et traversaient le parc, comme elles l'avaient fait il y a quelques minutes, ou peut être étaient-ce des heures. Peut être même qu'elles étaient venues la veille, ou même l'avant veille. Un an auparavant. Peut être qu'une autre mère avec son autre fille était venue ici aussi, peut être avaient-elles prit le même chemin, peut être cette enfant avait vu les même choses qu'Elise. Mais elle n'aurait pas pu les voir de la même manière qu'elle. Elle n'aurait pas pu avoir aussi peur du Monde qu'Elise en avait peur. Personne ne le pouvait.

D'ailleurs, personne ne comprenait. Ni sa mère, ni son père, ni qui que ce soit d'autre. Peut-être même qu'ils ne savaient pas. Ils s'imaginaient sans doute que ce n'était qu'un caprice, une timidité un peu trop forcée, trop exagérée. Mais c'était une enfant. Ce n'était qu'une enfant. Toute cette histoire pouvait finir par s'arranger. Ils en étaient persuadés.




La tête dans les nuagesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant