alpha

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La brume des Landes envahit la plaine avant la rosée.

Le soleil rougeoyant dégouline au-dessus de mon corps pendant que, allongé sur le bitume glacé, je profite de ses rayons chauds. Mais il disparaît, plongeant la ville étincelante dans une nuit sans Lune.

Le regard encore perdu dans les cieux sans limites, j'expire et inspire l'air suintant.

J'étouffe, et c'est plus un cri d'alerte qu'un simple constat.

Qui suis-je, égaré entre ces gens odieux ?

Où vais-je, immobile au milieu d'une route ?

Pourquoi rester, seul dans ce vaste monde ?

Pour rien, et ma main tressaute le long de mon flanc.

Comme une rengaine sans fin, je m'endors quand je rentre dans mon appartement trop petit pour mon corps trop grand. Je me lève le matin, les yeux gonflés par une nuit courte et tourmentée, puis mange sans appétit un plat immonde ; je pars.

L'université grouille de tous ces insectes purulents qui hurlent dans la masse compacte de jeunes adultes. Je me retiens d'hurler une puissante insulte à ses étudiants idiots qui se bousculent dans les couloirs, et renfonce violemment mes écouteurs dans les oreilles.

Malheureusement, même le volume au maximum ne me permet pas d'ignorer les cris de ces êtres pathétiquement primitifs.

Et alors que je suis dans un cours dont je n'ai strictement rien à foutre, agacée par une fille dont je me fous autant que du cours, ennuyé par un prof dont je me fous plus que de la fille, une question traverse les barrières de mon esprit pour venir s'imposer dans ma tête.

Qu'est-ce qui me retient ici ?

La véracité, en plus de la pertinence de cette interrogation me frappe et me laisse sans voix, pantelant dans une vie qui ne me convient pas.

Qu'est-ce qui me retient ici ?

Elle vire, tourne, se balance pour tourmenter les bords de mon cerveau meurtri par tant de questions sans réponses. Car, justement, je ne sais pas. Et c'est peut-être pour cela que ça m'obsède tant. Alors, j'observe, je m'informe et je regarde tout autour de moi pour voir, pour comprendre la solution à cette question existentielle qui m'oppresse.

Mais je ne saisis pas ce qui fait de ces gens mes camarades, mes semblables. Je ne les aime pas, ne me laissant qu'un ressentiment amer quand l'un d'entre eux tente de percer ma carapace. Je sais que les livres sacrés disent d'aimer son prochain, mais ces mêmes livres sont responsables des plus grands massacres que l'Homme ait produits.

Mes parents sont de fervents croyants d'un Homme, ou plutôt d'un Dieu, qui les domine et régit leurs vies comme des pions. Je n'en crois rien.

Je crois en un Dieu d'Amour, je crois en la gentillesse, en la bonté, en la beauté du monde, en les mains des couples le long d'une rivière, en les rires des enfants, en les soupirs de plaisirs, en les regards de braises et ceux de glace, en les adolescents fiers, en ceux qui restent forts, en ceux qui aident, en ceux qui s'expriment, en ceux qui lisent, en ceux qui s'instruisent, en les autodidactes, en ceux qui demandent de l'aide, en ceux qui en donne, en ceux qui s'aiment plus et moins mais toujours très fort.

Je crois en tout ce que ma génération a perdu.

Qu'est-ce qui me retient ici ?

Surtout pas les autres.

Peut-être que je suis en manque cruel d'affection, d'amour et d'un tas de belles choses que peut m'apporter quelqu'un d'aimant. Mais je ne veux pas d'une personne fausse, ni d'une intéressée, ni d'une hésitante, ni d'une acharnée, ni d'une brisée, ni d'une étouffante, ni d'une trop libre, ni d'une trop coincée.

Je ne veux pas aimer. Parce que j'attends. La bonne personne, le bon moment, celui qui enveloppera mon cœur d'un voile de paix et qui apaisera mes ressentiments vains et mes colères absurdes.

Je vois tous les jours des hommes au teint gris, des femmes aux cheveux ternes et des enfants perdus. Je regarde le monde se détruire inexorablement au rythme des populations infertiles en rêves et en distractions.

Ceux qui oublient le bonheur sont dans un monde séparé de ceux qui s'y accrochent.

J'ai vu des baltringues, des éclopés, des faibles, des tabous, des ratés modernes, des idiots savants et des érudits incultes, des fantômes, des absents, des défauts de fabrication, des erreurs humaines ; et ces personnes étaient les plus touchantes, parce qu'elles étaient vraies.

Je voudrais être de ceux qui descendent hurler dans la rue pour le bien des animaux ou les droits des femmes, mais putain, je suis juste moi, avec mes travers et ma part d'ombre qui m'engloutit dans ce monde trop obscur.

C'est lorsque le soleil de Mars éblouit la ville que je traverse encore une fois les rues bétonnées en quête d'identité. Et c'est pendant que je regarde les visages blancs et les joues creusées des Hommes malingres que je réalise la chose qui me manque.

La liberté.

Encore une des valeurs anesthésiées par l'époque des faux-semblants.

J'étouffe, oppressé entre les grandes barres d'immeubles rectilignes et vertigineux. Je me sens confiné dans un carcan de responsabilités sociales, qui entrave chacun de mes mouvements et dicte chacune de mes pensées.

La société a abolit tous les signes de liberté, même celui d'être soi-même.

Ca m'afflige, et le plus triste est que je suis incapable d'y remédier. Je suis pathétique, et sans doute le millième à penser cela au même moment, mais mon état presque constant de révolte et de déception intérieure me contraint à pleurer, seul dans la nuit qui m'habille de sa noirceur.

Parfois, je fume en essayant d'oublier. Et l'instant d'après, je jette ma cigarette par la fenêtre en me désespérant d'être un tel produit de la société.

Parfois, je bois jusqu'à voir trouble et vomir au fond de la cuvette, mais mon reflet sur le verre lisse de mon miroir suffit à me faire décuver.

Je suis pathétique.

Qu'est-ce qui me retient ici ?

Rien. Le vide qui m'entoure devient soudain si perceptible que je me demande ce que je fais encore là.

Il y a des milliards d'autres endroits à découvrir, et moi, je suis là, avachi dans le vieux canapé de mon minuscule salon de mon ridicule appartement de ma pauvre vie sans importance.

Je me suis levé, j'ai ouvert la fenêtre. Sur le trottoir, un enchevêtrement humain de membres et de bruits qui s'élèvent dans l'air puant.

Je ne l'ai refermé que lorsque je rendais mes clés au propriétaire de l'appartement qui, désormais, ne m'appartenait plus.

C'est presque un soulagement.

Le regard sur le bitume glacé, mais l'esprit loin, si loin dans les cieux ; je pars.


Et c'est pendant une journée brumeuse d'avril quecommence ma quête de la Liberté.

La Brume des Landes | TaeKookOù les histoires vivent. Découvrez maintenant