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               Tu trouverais ça drôle, n'est-ce pas ? Tu trouverais une raison, un moyen pour sourire en coin, encore. Tout ça, quelque part, c'est de ta faute – et pourtant, je crois qu'on est tous un peu coupables. Avec ce truc au fond de nous sacrément dégueulasse, du genre pourri. Pourri, c'est un mot un peu ridicule pour quelque chose de pathétique : quelque chose qui te fait sourire crispé ou bien détourner des yeux humides ; ou bien les deux, ou bien un rien du tout sec et las – chez ceux qui en voient trop. Pourri, c'était le mot pour désigner l'état de l'immeuble où on créchait. Fenêtres un peu sales aux rideaux ternes, des pots de fleurs qui prétendaient pouvoir égayer le lieu. Mais dans les pétales comme dans les minuscules studios, il y avait des parasites. Pas toujours, mais souvent. Ça pullulait dans le coin. Moi, et ça ne devrait pas t'étonner, j'étais plutôt du genre larve. Un truc mou, flasque.

Un truc dont on se passerait bien.

Mes cheveux noirs, je les laissais pendre, sur mon front, mes yeux, mon cou, mes sweat-shirts usés. Mes yeux, d'ailleurs. J'ai jamais pu les lire moi-même, juste deviner ce qu'on y percevait, ce qui me rongeait, ce qui les rongeait tous : cette fatigue de vivre, fatigue d'exister, fatigue au goût de tropplein. Je me serais bien demandé quand je finirais par saturer, mais je crois que j'éprouvais un certain plaisir à vivre dans ce quotidien minable. C'est sans doute pour cela que je m'octroie l'orgueil de te l'expliquer. C'était les HLM des quartiers pauvres, des banlieues clichées, les gens d'ailleurs presque toujours de couleur, et le gris des rues, du ciel – les bruits, la nuit, le jour, les cris, les coups, les sirènes, les tags et les mégots.

Moi je les entendais souvent mais je n'en voyais que les fantômes du lendemain. Je savais – mais je n'en étais pas témoin, je n'y étais pas mêlé, j'étais libre encore. J'étais la larve qui tenait sur sa gueule des airs d'asiatique, un orient que j'ai jamais connu ; un peu d'ailleurs, mais pas trop, avec un nom bizarre. Adopté, venu d'on-sait-pas-où, j'étais un on-sait-pas-quoi. A ce qu'il parait, des parents philippins, p'tet brésiliens aussi. Parmi tous les autres qu'on stigmatisait, dont le français blanc moyen déteste la gueule, voici Ionas. Toi-même, tu te souviens de ta tête quand je t'ai dit mon nom ? J'avais pas la gueule de l'emploi : ni du mec qualifié de racaille, ni du parfait citoyen. J'étais pas vraiment entre les deux. En fait, je venais carrément d'une autre dimension, et on m'avait collé l'étiquette clochard. Ou mendiant ou SDF, simple question de politesse. Mais pourtant, j'en avais un de domicile. Rien à voir, donc, mais ça leur semblait logique que de lier aspect et situation. J'veux dire – ouais, pour se payer des fringues de luxe, chic à en vomir des billets de cent, oui, faut les moyens. Mais porter des fringues un peu usées, c'est pas une histoire de budget. Des principes nobles, admirables, que j'ai, hein ? Ils s'évaporent dès que j'croise quelqu'un dans la rue et que mes yeux le scrutent, avant de juger. Sans doute que j'espère trouver du mauvais ailleurs, me dire que je suis pas si horrible – sans doute que j'suis juste un mec arrogant qui s'ennuie trop. Peut-être les deux. En fait, je te raconte tout ça sans doute pour me justifier mais on s'en f...iche. Oui, faisons semblant d'être délicat, comme si...Comme si ça avait encore un sens dans le coin.

Bref, c'était un matin dans la brume. J'avais les yeux dans le vide, j'ai cherché l'heure sous les fêlures de l'écran de mon portable. Tôt, trop pour garantir un bon sommeil et pas assez pour rattraper le coup. Sept heures et demi, heure ingrate où l'on devrait pouvoir rester couché, endormi, toujours. J'avais déjà oublié mon rêve, et laissais mon regard vagabonder dans les décombres d'hier – le linge sale, les assiettes crades – et la princesse blonde qui dormait à mes côtés. Ouais, j'l'ai bien appelée princesse – ouais, c'est celle du lycée. Mérite-t-elle que je livre son nom ? Je sais pas. Pas dans cette espèce de réquisitoire, non. Elle vaut mieux que ça, il paraît. Tu sais qu'elle m'a toujours inspiré ce mépris, grossier à en donner des hauts-le-cœur, mais qu'elle était si jolie aux yeux de tous ; qu'elle s'entichait de moi à l'obsession quand je la fuyais comme la peste. Et quand t'étais plus là, j'avais plus qu'elle, tu vois ? Elle s'est imposée à moi et j'avais besoin d'argent, de présence et qu'on m'aime. Je lui pompe tout ça, lui rendrai jamais quoique ce soit et le pire c'est qu'elle s'en moque : cet appart, c'est moi qui ai choisi, elle qui paie, je te jure, elle bosse et et je fous rien et j'arrive même pas à m'en vouloir d'abuser comme ça de ses richesses, sa douceur, son amour. C'est de tomber là-dedans, cette indifférence pathétique, dont je me sens coupable.

Bref, je m'étais laissé aller à la contemplation de mon environnement pitoyable. J'avais jeté un coup d'oeil au rideau transparent, mais on voyait rien sinon un brouillard gris, même pas de nuages, juste un gris nauséabond, peut-être radioactif, sûrement pollué mais en tous les cas déprimant.

Et j'ai compté dans ma tête pour tuer le temps, j'voulais tenir cent secondes, mais de ma voix monocorde j'ai sauté des dizaines, ressassé des unités. Je savais même plus compter, ai-je alors conclu en murmurant toujours ; et ma voix tressaillait.

Et puis, à repenser à tout, au passé, à l'avant, au lycée, j'ai songé à toi, tes yeux verts et ton sourire en coin, et j'ai voulu te revoir encore, même dans les bras de ces inconnus exécrables, même trouvant ton bonheur ailleurs – juste ton sourire. J'ai vite voulu changer ces pensées. Alors j'ai songé à notre petite bande, tu sais. A l'autrichienne, notamment. Aux jumeaux. A la sportive. A tant de gens aux traits flous et aux rires muets mais, mais je sais pas. Ils étaient peut-être flous, quasi-oubliés, mais ils avaient laissé leur trace, leur souvenir - et je me souviens qu'ils m'ont touché. Ils se sont ancrés là, quelque part, j'les sens dans un recoin dans ma tête mais y a ce sacré brouillard autour d'eux qui m'empêche de tout reconnaître. Un truc qui s'appelle l'oubli, ou le temps qui passe. Une auto-censure toujours dégueulasse. J'ai pas compris ce qui m'est arrivé mais j'avais déjà récupéré mon portable, fouiné dans les contacts. Ç'aurait été tellement plus sympa d'affirmer que j'ai composé directement le numéro, mais faudrait-il pour cela qu'il soit là, bien au chaud dans ma mémoire, alors même qu'il s'en est évaporé depuis longtemps déjà. J'ai donc cherché, j'ai trouvé son numéro, bien au chaud et j'ai appuyé pour l'appeler, j'ai prié un Dieu auquel je ne crois pas pour qu'une voix préenregistrée, artificielle me clame un numéro nonattribué et un espoir volatilisé. Et pourtant, des tonalités, un répondeur – sa voix. Sa vraie voix, son léger accent sali par le micro de mauvaise qualité « Je ne suis pas là, laissez un message. ». Alors je lui en ai laissé un.

« Salut, c'est Ion. Rappelle-moi, s'il te plaît ». Et devine quoi ? Elle a rappelé, après.

GERME NOIROù les histoires vivent. Découvrez maintenant