J'ai plus de six cents ans. Six cents ans d'errance dans un monde qui n'est plus le mien, un monde qui est devenu une prison dans laquelle je suis enfermé pour l'éternité. J'entends les rares voitures de ceux qui sont encore dehors au milieu de la nuit rouler. J'imaginais beaucoup de choses, lorsque j'étais encore humain, sur le futur du monde : mais absolument pas ça. Je me demande s'ils me croiraient, ceux que j'ai connus autrefois, si je leur racontais qu'en l'an deux mille douze, il est possible de traverser l'océan en moins d'une journée grâce à des machines volantes, que des armes capables de raser des villes entières en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire ont été inventées et que la variole n'existe plus. Ce monde, dominé par l'argent et la technologie. Où tu es ce que tu as.
Il est cinq heures du matin, il est temps pour moi de finir la chasse, avant que les rayons assassins du soleil ne fassent de moi un tas de cendres informe. Je suis bredouille. J'aperçois des repas potentiels, des jeunes d'une vingtaine d'années qui terminent leur soirée. J'aimerais m'avancer vers eux, mais quelque chose en moi me retient. Sans doute la part d'humanité qui demeure encore en moi et qui se refuse à attaquer ses semblables. Finalement, je les laisse filer.
J'aurais préféré vieillir et mourir, plutôt que de devenir ça. Un monstre. De mon vivant, j'étais un riche commerçant du nord de la France. Lorsque j'ai été transformé, j'étais âgé de trente ans, marié et père de deux enfants, une fille de cinq ans et un fils de trois ans. Lorsqu'ils sont devenus parents à leur tour, je n'ai même pas pu leur dire à tel point j'étais heureux pour eux. Je suis parti trop tôt pour qu'ils se souviennent de moi, et ils ont fini par connaître le sort qui aurait dû être le mien : la vieillesse et la mort. Plus personne ne se souvient de moi : c'est comme si je n'existais plus. Tout le monde désire être immortel. Pauvres fous... regardez-moi ! Je suis seul, sans personne à aimer et qui m'aime, sans but, sans rêve, moi dont les seuls actes se résument à boire du sang et dormir. Moi qui suis condamné à vivre dans les ténèbres et qui ne verrai plus jamais le bleu du ciel, sauf éventuellement avant de disparaître à jamais. Moi le cadavre ambulant, le si bien nommé mort-vivant.
Il me faut une proie. Voilà près d'un mois que je n'ai rien bu. Je sens la faim qui monte en moi, qui lentement, insidieusement, prend le contrôle de mon esprit, prend le contrôle de mon corps. Je ne souhaite en aucun cas devenir une bête dominée par ses instincts brutaux qui ne redevient ''humaine'' qu'après s'être gavée de sang. Du haut de mon observatoire, c'est-à-dire le toit du bar, je cherche une proie. Je n'en trouve aucune. Tant pis.
Je redescends dans la rue, dans l'espoir de tomber sur un drogué, un homme ou une femme dont le corps et l'esprit étaient trop abîmés pour qu'il ou elle puisse un jour espérer reprendre une vie normale, un homme ou une femme qui accueillerait la mort comme une délivrance. Une proie qui se laissera faire sans m'opposer aucune résistance, sans poser aucune question. Une chance que je n'aie besoin de boire qu'une ou deux fois par mois. Autrement, les humains commenceraient à s'inquiéter des disparitions. J'ai beau être déjà mort depuis bien longtemps, je reste prudent : je sais que maintenant, les forces de l'ordre possèdent des méthodes d'investigation redoutables. Alors je me fais discret, je me fais ombre.
Soudain, je trébuche sur une forme allongée à même le sol. J'examine attentivement l'humain : non, il ne s'agit pas d'un fêtard ivre ou d'un sans-abri quelconque habitué des lieux, mais bien la proie que je recherchais. Je souris : la chance est avec moi, ce soir. Je traverse un square, en tenant délicatement ma proie dans les bras. En marchant encore quelques minutes, j'atteins la lisière de la ville. Ensuite, je m'enfonce dans la forêt, en direction de ma planque. Il faudra que je le vide totalement de son sang et que je brûle son corps, si je ne veux pas qu'il devienne comme moi. Certains sont loin d'être aussi attentionnés : eux laissent leurs proies se transformer. Une minorité. C'est à cause de ce genre de vampires négligents que j'en suis là aujourd'hui. Je suis peut-être un monstre, certes, mais un monstre conscient des conséquences de ses actes.
Il existe, pour un vampire, plusieurs façons de mourir. Il est possible de se laisser mourir de faim, jusqu'à sombrer dans la folie la plus totale et se dessécher au point de tomber en poussière. Rare sont ceux d'entre nous qui choisissent cette voie, synonyme d'atroces souffrances sans fin. Car le processus peut prendre plusieurs jours. Certains s'immolent par le feu, mais là encore, ils restent rares. La plupart de ceux qui veulent partir choisissent le soleil : une mort rapide, propre et qui offre la possibilité de voir la dernière fois le ciel. Quasiment tous les vampires nouvellement transformés se tuent dans les jours qui suivent leurs transformations, sans s'attaquer à qui que ce soit. Ceux qui continuent, ce sont les lâches, qui préfèrent se noyer plutôt que de traverser tout le fleuve et d'aborder l'autre rive de la vie. Les lâches qui s'en prennent à d'autres, et qui, pour certains, en font des êtres semblables à eux. Comme ceux qui m'ont transformé. Comme moi.
Le soleil va bientôt se lever et la faim me suggère de faire des choses dangereusement indiscrètes qui risqueraient de me faire repérer. Je dois me dépêcher. Arrivé devant ma planque, je pose ma proie par terre : je ne rentre même pas, je ne tiens plus, la faim est trop forte. Je découvre la gorge de ma proie, et je me sens excité rien qu'à l'idée du sang chaud jaillissant de sa gorge et envahissant ma bouche, rien qu'en pensant à ce liquide au goût salé et métallique qui passera par ma gorge, qui me remplira et qui me fera vivre. Soudain, le drogué, qui était en fait une droguée, geint :
-Nicolas... Pardonne-moi !
C'est la première fois, depuis six cents ans, que j'entends quelqu'un prononcer mon nom.
Une foule de souvenirs, soigneusement enfouis dans ma mémoire par mes soins, m'envahit. Toutes ces choses anciennes reléguées dans des pièces poussiéreuses de ma conscience, au fin fond des méandres de ma mémoire, sont pour moi comme des antiquités que j'aurais entreposées au fin fond d'un grenier et que je redécouvrirais. Je suis pris de chagrin et de remords, et je pleure sur tout ce que j'ai perdu, mes sanglots entrecoupés par mes demandes de pardon à ceux que j'ai tué.
Le ciel a changé de couleur, j'ai encore la possibilité de rentrer dans mon repaire pour me mettre à l'abri mais la partie humaine de mon âme s'y refuse. Le ciel rosit, puis commence à prendre une teinte bleue, et je sens, pour la première fois depuis ma transformation, les rayons du soleil sur ma peau. Moi, le vampire, je vois enfin le bleu du ciel, et je souris comme un enfant.
Le soleil... est si... agréable... Bleu... si beau... Corps... et esprit... qui se... dissolvent. Tout... se... termine... enfin.
VOUS LISEZ
Moi, le vampire
Short StoryUne courte nouvelle, dans la peau d'un vampire durant une chasse nocturne... La condition d'Immortel vu à travers les yeux de l'un de ceux qui la subissent. Amateurs de Twilight, passez votre chemin.