La rosée du matin

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C'est vrai, il aurait pu avoir eu une panne d'essence et arriver encore plus en retard et du coup, la louper. Ou pire, le dégât des eaux de la semaine à venir aurait pu se déclencher un peu plus tôt. Le voisin mourant aurait pu lui imposer ses funérailles en succombant à sa maladie trois jours plus tôt au lieu de deux. Mais rien de tout cela n'était arrivé, en tout cas pas à ce moment, au moment où il avait pris le volant en sifflotant avec les vitres avant baissées au max et le soleil qui éblouissait ses si beaux yeux bleus.

Il ne savait pas qu'il deviendrait aveugle dans les heures qui suivraient. Il écoutait Take on me à la radio, radio pour les vieux selon les dires de sa propre fille Juliette, cette enfant qui le taquinerait à propos de ses amours quand il ne l'aurait jamais supposé. Parce qu'avant le moment fatal, il pensait que Juliette, sa fille de treize ans, se trouvait être dans la pire des situations avec des parents divorcés et un désir ardent de les remettre ensemble. Il ne savait pas qu'il se trompait sur toute la ligne, il ne savait pas non plus qu'il était vu en papa héros... Et il ne savait pas qu'il deviendrait prince charmant rêveur une fois la nuit de cette journée tombée.

Il était arrivé en catastrophe, ayant fait beaucoup trop de détours dans Paris en ce jour ensoleillé et ayant prêté trop peu d'attention à sa montre usée et en retard d'une demi-heure environ. Il s'était dit qu'il ne s'excuserait pas, il devrait garder sa contenance. Du coup, il avait pris un air grave et avait gonflé sa poitrine. Sourcils froncés, regard dur, et puis surtout, en adorable supplément, le comportement de l'homme le plus carré, droit et insupportable au monde.

Il l'avait rejoint jusqu'à son bureau, il l'avait cherchée partout dans le palais ; impossible à trouver, cette juge. Ça commençait on ne pouvait mieux. Déjà qu'il était à la bourre, s'ils étaient deux retardataires, ça n'allait pas le faire. Mais bon, ils avaient un point commun, c'était déjà ça. Il avait fini par l'apercevoir dans la cour, comme ça, de dos, en train de discuter avec une collègue ou un truc du genre.

Il s'était approché, allure décontractée, air blasé, un peu poli quand-même, il ne fallait pas l'impressionner de trop non plus. Son interlocutrice l'avait alertée de la présence d'un homme dans son dos.

Elle s'était retournée magistralement et lui avait souri de toutes ses dents. L'autre s'en était allée en silence, ou s'était tue, il ne se souvenait que de sa présence à un moment dans la scène et ce n'était déjà pas si mal.

Elle avait haussé les sourcils et il s'était de suite posé un milliard de questions ; c'était quoi, un tic ? Ou alors, peut-être qu'en toute bonne juge, elle était justement en train de le juger. Et qu'est-ce qu'il valait à ses yeux, alors ? D'ailleurs, elle en avait de beaux des yeux... Sublimes, merveilleux...

Il avait remarqué qu'elle lui avait tendu la main, et qu'il ne l'avait pas prise pour la serrer un instant. Premier contact physique zappé. Privilège envolé, il ne pouvait pas se rattraper. Ça y était : l'image de l'homme froid et distant était faite. Peut-être fallait-il parler ?

Et elle, est-ce qu'elle avait parlé ? Certainement, puisque ses lèvres avaient bougé. Ah non, elles étaient passées de sourire à... une expression douteuse. Il avait loupé quelque chose. Ça lui avait rappelé les fois où il avait répondu à Juliette « désolé, je peux pas » et fini par dire, en père un peu très assassin « le boulot ».

Il avait voulu s'introduire comme un chef et il avait tout raté, il avait été nul, il avait dégringolé de sa bulle. Elle avait entrepris quelque chose, elle lui apparaissait chaleureuse bien qu'un peu trop sûre d'elle, prétentieuse. Est-ce qu'elle était mariée ? Trop jeune et impliquée dans son travail pour avoir un enfant, en tout cas. Ou peut-être qu'elle en avait déjà trois.

"Les amants de l'éternité"Où les histoires vivent. Découvrez maintenant