La Grande Guerre

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Après la bataille de la Somme, 8 jours après être monté au Front avec ses camarades, avec Gérard, Charles, François, Michel, 8 jours après le début du cauchemar, Louis en redescend, seul. De son bataillon, il ne reste qu'une trentaine de camarades. De ses amis d'enfance, il ne reste que des cris, des pleurs, des obus. Et une photographie. Le jour de leur arrivée, lorsque le stress montait mais qu'ils ne connaissaient pas encore l'horreur du no-man's land, un soldat leur avait demandé, à eux cinq, les inséparables, les cinq doigts de la main, de poser pour lui. Il venait pour l'Arrière, pour « capturer les soldats de la victoire ». Ils avaient accepté. Il avait appuyé sur le déclencheur, avait dit « merci » et était parti. Le cliché avait dû être développé depuis. Peut-être même qu'il avait été publié dans les journaux. Peut-être que sa famille l'avait vu, avait soupiré de soulagement et avait sourit : « Louis est en vie. ». Peut-être que les familles de Gérard, Charles, François et Michel l'avait vu aussi. Peut-être qu'ils avaient soupiré de soulagement et sourit en pensant : « mon fils, mon frère, mon fiancé... il est vivant. ». Mais Louis est seul ce jour là, marchant dans la boue et le froid de la tranchée. Il est seul quand il s'installe dans le véhicule qui le ramène vers la vie. Seul dans la voiture qui l'éloigne des ses frères, ses compagnons morts au combat. Seul dans l'auto qui l'emmène loin du supplice, loin de la mort, loin du bruit, de la fatigue, de la faim.

Peut-être sa famille avait-elle pensé : « Louis est vivant. » Mais Louis n'est même plus sûr d'être vivant. Sa seule certitude est que Michel était mort devant lui, touché plusieurs fois par une mitrailleuse, que Gérard avait été percé de la baïonnette d'un de ces Boches, que François avait éclaté sur Charles dans un déchirement d'obus, de sang et de chair, et que Charles s'était tué en fumant, la tête sortie de la tranchée pour sortir de cet enfer. Il sait que désormais, il rentre chez lui. Il sait qu'il a perdu deux doigts et que sa main le lance dès qu'il y pense. Il sait qu'il ne sera plus jamais appelé « Le Grand Louis » lorsque les gens du village les voyais passer ensemble, marchant tranquillement, riant aux éclats entre la rue des vignes et le chemin des roses, qu'il ne passerait plus jamais devant les hortensias bleus de la mère Michelle sans penser que régulièrement elle sortait de chez elle, le balai à la main pour les chasser de son allée, tandis qu'ils s'enfuyaient, chacun un hortensia dans les mains pour leur fiancée. Qu'il ne verrai plus jamais le sourire de Jeanine sans penser à Gérard. Celui de Jeanne sans penser à François. Celui de Marguerite sans penser à Charles. Celui de Mariette sans penser à Michel. Et le sourire de Nicole, sa douce Nicole, pour qui, il y a quelques temps il était parti à la guerre, convaincu d'en revenir auréolé de gloire avec ses amis au bras et que, désormais heureux porteur d' une étincelante légion d'honneur, il l'aurai épousé dès son retour malgré le désaccord parental. La douce Nicole, la belle Nicole, dont les doux cheveux bruns avaient caressés maintes fois la joue de Louis en rêve et dont les grands yeux bleus l'avait protégés des assauts assassins, portants sur le vaillant combattant un regard amoureux. Désormais Louis n'est plus sûr d'être vivant, il n'est plus sûr de pouvoir vivre et est encore moins sûr de pouvoir aimer. Pendant les longues heures qui le séparent de l'hôpital où il va être ausculté avant d'être rendu à sa famille, comme on restitue un objet emprunté et cassé, il ne pense qu'aux longs cheveux bruns sur sa joue, un jour de printemps, sur la colline surplombant le verger, où le vent léger de Normandie avait soulevé une mèche de soie jusqu'à lui. Il ne pense qu'à ce jour de printemps où il avait volé un baiser à sa jolie Nicole avant de redescendre de sa colline, le cœur en joie, avant de voir dans la cour, la fourgonnette de l'armée, sa mère en pleurs et son sac à ses pieds. Puis lorsqu'il descend de l'auto, et lève les yeux sur un monastère aux pierres marrons, aux tuiles ternies par le soleil et la pluie, par le givre et les poussières de combats, il pense au corps de ferme qui lui avait offert un foyer pendant toutes ces années abritant la totalité de la famille Leroy. Peut-être qu'il était détruit à présent. Peut-être qu'il ne reverrait jamais les jardins et le verger du baiser.

La Grande GuerreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant