Sadiques 3/3

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Il faut que j'arrête de ressasser cette matinée. Ce n'est pas bon... Pas bon du tout. En silence, nous gravissons la Rocheuse oriental, espérant tous parvenir à l'aiguille avant la tombée de la nuit. On n'entend que le bruit de nos pas, et de temps à autre l'air qui siffle en s'engouffrant dans la brèche que nous empruntons. Rien ne vit ici, pas même le plus vivace des chiendents, un foutu paysage désolé que le ciel croit bon d'imiter en se teintant de gris, histoire de nous préparer une seconde averse. De temps à autre, je jette un œil en haut des falaises escarpées qui nous surplombent à gauche et à droite, mitigé entre la crainte d'une embuscade et le soulagement dû à la hauteur ; un sadique qui rate son coup finirait simplement par s'écraser comme une merde.

Puis, dans le crépuscule, accueilli par une bonne gifle de froid, nous arrivons à l'aiguille, ce sommet rocailleux qui ne paie pas de mine, mais qui concentre pourtant les espoirs de nombreux survivants. Combien d'entre eux ont-ils atteint ce point ? « De l'aiguille, tu peux voir EDEN et la fumée de ses cheminées. Dors-bien et prépare toi pour ton ultime journée en enfer » murmuré-je, sans parvenir à me rappeler du visage de l'homme qui m'avait raconté ça. L'obscurité qui commence à nous envelopper, nous prive du spectacle qu'est sensée offrir l'ancienne mégalopole en contrebas. Demain matin, peut-être.

— On va camper ici, lance Karen en se délestant de ses affaires.

Je l'imite et pose mon barda non loin d'un petit rocher. Quand je passe à sa hauteur, elle me lance un sourire timide. Elle me parait plus pâle que d'habitude. L'estafilade qu'elle présente le long du bras a l'air profonde et nous n'avons plus de bandelettes dans nos affaires. Je crains que ça ne s'infecte vite, même en dépit du froid.

— Ça va aller ? lui demandé-je en avisant sa blessure.

Haussement d'épaule.

— Il faut.

Et elle ajoute en esquissant un geste du menton vers l'est, le versant du mont et la pleine obscurité en guise de panorama :

— EDEN est à une journée d'ici. Qu'est-ce qui peut nous arriver en une journée ?

Je m'apprête à répondre à sa plaisanterie quand la professeure la hèle.

— Toi et Julian partagerez la tente. Tim et moi prendrons le tour de garde.

Karen m'interroge du regard, l'air de me demander si ça ne me dérange pas. Je hoche la tête.

— Vas-y. T'es trop fatiguée pour tenir debout.

— Ouais... merci.

Au loin, je vois Julian s'affairer à déplier la toile de tente. Il n'a pas dit un mot depuis la disparition d'Aaron. Il doit vivre l'enfer. Karen part le rejoindre. J'espère qu'elle trouvera les mots pour apaiser sa douleur.

— Tu as remarqué qu'il marchait mieux à la fin ?

La voix de la professeure m'agresse, aussi chaude et bienveillante soit elle. Je me retourne et la fixe avec l'impression de voir en filigrane sur son visage sans âge celui du petit Aaron, au moment où les sadiques l'emportaient.

— Julian a repris le combat. La maladie recule.

— Bah tiens...

Elle se pince les lèvres, réalisant sans doute que le souvenir de ce matin me reste en travers de la gorge.

— Je vais aller chercher des couvertures, lui réponds-je.

— Te bile pas. On va faire un feu.

— Un feu attirera les sadiques.

— Il n'y a pas de sadique dans la zone.

— Ton foutu don, hein ? Il n'a pas servi à grand-chose ce matin.

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