La cité de Nemescune ✩ Nouvelle

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Ce que je suis sur le point de faire, je le fais pour mon peuple. Le Vieux Sage a lu dans ses cristaux que les dieux avaient besoin de moi, alors je vais m'offrir à eux. Les femmes de ma famille m'ont porté jusqu'en haut de la neuvième colline, le point de rendez-vous des dieux et des hommes, là où on échange son corps contre son âme. Le chemin qui mène jusqu'à cet endroit sacré est pavé de pierres anciennes et bordé de fleurs aux couleurs vives. Les légendes racontent que ces fleurs ont été plantées ici par le premier villageois, il y a plus de cent mille ans. Le sentier est propre et bien tracé, car très peu de gens l'ont emprunté depuis sa création. Je suis le deuxième enfant qui va rejoindre le royaume céleste ce mois-ci, et je sais que ma famille est fière de moi. Le Shaman arrivera à la tombée de la nuit, et, après s'être assuré qu'aucun curieux ne traîne dans les alentours, il fera offrande de mon corps aux Dieux des Pierres et de la Terre. Je serai allongé au milieu de la colline, entre la Pierre du Nord et la Pierre de l'Est, comme le Vieux Sage l'a vu dans ses oracles, et le guérisseur invoquera le Dieu des Vents. Ce dernier viendra récupérer mon âme en laissant mon corps sur la colline. Le Shaman retournera au village et allumera un grand feu sur la place centrale afin de remercier et d'honorer le Dieu des Vents.

Tous les matins, après m'être rendue au Grand Temple de la Lune, je rejoins le guérisseur du village pour l'assister. Même si je sais qu'il n'a pas besoin de mon aide pour préparer ses potions, il doit former son successeur. Je prendrai sa place dans quelques années et je dois être prête à remplir cette tâche. Je passe toujours par le même chemin : je vais tout d'abord prier au Temple Principal, et j'en profite pour saluer mes voisins. Je passe ensuite devant les échoppes et les étals, d'où s'émanent des odeurs exotiques d'épices ou de légumes d'occident, ou bien des senteurs de parfums et d'étoffes locales. Avant d'arriver à ma destination, je croise de temps en temps les anciens du port qui essaient de vendre leurs poissons frais. Le shaman m'a un jour prévenue que ces hommes barbus étaient des charlatans et qu'ils avaient tendance à vendre leur marchandise trois fois plus chère que les autres pêcheurs. Le guérisseur est connu pour être rusé et intelligent, que ça soit dans le domaine de la science ou dans le commerce. Sa boutique, là où il réside également, ne ressemble en rien aux autres structures de la ville. La façade est faite de pierres gravées de symboles, écrits par nos ancêtres afin d'empêcher les âmes rancunières d'entrer dans la bâtisse. L'arche d'entrée est protégée par des peaux de bêtes cousues entre des tissus rares qui viennent d'une contrée lointaine, ramenés par un shaman qui vivait ici il y a quelques décennies. Lorsqu'on approche de ce rideau de fourrure, on peut déjà sentir une odeur forte de plantes, de morceaux d'animaux et d'autres ingrédients peu communs pour des personnes ordinaires. Des récipients de toutes formes et tailles sont disposés sur des tables, des étagères et même sur le sol. Le vieil homme se plaint tous les jours du manque de place, mais c'est surtout le désordre qui donne cette impression. La pièce principale, où il reçoit les villageois, est encombrée jusqu'au plafond : des poutres portent des paniers remplis de feuilles, d'herbes, et de fleurs diverses qui servent pour les remèdes du guérisseur. Sur les murs, des squelettes et des fourrures de petits animaux sont accrochés. Le Shaman ne prépare jamais de potions sous les yeux des villageois, car son métier ne peut être exercé que par des personnes choisies par le Dieu de la sagesse, qu'on nomme Ekwensi. C'est le vieux sage qui exerce sa cristallographie pour annoncer le prochain élu. Ses prédictions ne sont jamais précises et ne lui donnent pas de dates fixes pour des événements de cette envergure. Pour les naissances et les décès, il est capable de fournir une heure à laquelle ces choses auront lieu. Tout ce que je sais, c'est que je suis la future guérisseuse du village et qu'il me reste encore beaucoup de choses à apprendre.

Je vois passer depuis bien longtemps des centaines de villageois, de tous âges, de toutes tailles, et de personnalités différentes. Cela commence à faire un long moment que je suis planté là, à même le sol. Je ne devrais pas me plaindre, car ces gens-là ont pris la peine de me mettre en haut d'un escalier. Mais tout de même, rester tout le jour et toute la nuit sans pouvoir bouger aurait déjà dû me rendre fou. Cependant, pour devenir fou, il faudrait en premier avoir une conscience. Les villageois me surnomment « Le Grand Temple de la Lune », ou bien « Le Temple Principal », puisque je ne suis pas le seul malheureux à être coincé là pour l'éternité. Il y a, certes, quelques avantages à être bloqué en haut de cette colline, comme par exemple, pouvoir admirer tous les ans la floraison des cerisiers, pouvoir observer la végétation mourir et naître à nouveau, de plus en plus luxuriante, ou bien encore, pouvoir voir grandir les nouveau-nés qui survivent à l'hiver glacial. La météo est très capricieuse dans cette région du monde. L'été, le soleil agresse les yeux et brunit la peau des villageois. Les plantes s'assèchent et jaunissent sous ses rayons brûlants, et les animaux peinent à trouver un coin d'ombre pour pouvoir s'y se reposer. Mais l'hiver est la saison que toute la ville redoute. Les arbres meurent, la faune s'isole pour hiberner et la rivière se solidifie pour faire place au gel. Il est difficile de trouver de quoi manger, et c'est souvent à cette période de l'année que les humains tombent malades. Je deviens alors un lieu où se réfugier en cas de grand froid. Les mères m'amènent leurs enfants et prient pour que les dieux des éléments épargnent leur progéniture. Les pêcheurs, eux, s'adressent aux divinités marines. Et enfin, les commerçants demandent qu'on laisse vivre leur clientèle. Je ne suis ici uniquement pour que les villageois puissent honorer leurs dieux, et leurs légendes racontent que c'est le Dieu Suprême qui m'a dressé au plein centre de la ville. Toutes ces histoires ne sont rien de plus que des légendes, car je me souviens très bien de ma période de construction. Elle a eu lieu il y a très longtemps, mais les villageois de l'époque ont mis un long moment à terminer mon édification. Il faut dire que je suis le plus grand bâtiment de la ville, et je suis plutôt fier de ma hauteur et de mon envergure. Je suis entièrement fait de pierres, de tailles, couleurs, et formes différentes. De nombreuses gravures sont apparues sur ma façade au fil du temps, souvent des symboles qui racontent mon histoire, ou des prières pour les dieux ancestraux. J'ai assisté à de nombreux événements depuis mon arrivée en haut de ce monticule. J'ai vu des hommes mourir, des enfants naître, des massacres se produire et des guerres de préparer. Malgré tout ça, je ne suis pas capable de m'exprimer et je dois simplement demeurer, jusqu'au moment où quelqu'un aura pitié de moi et décidera de me démolir, me rendant ainsi ma liberté.

Cela fait maintenant plus de quatre ans que le vieil homme m'a recueilli. Mes parents et mes frères ont été tués par des guerriers, dans une forêt non loin de la ville. Je ne connais pas le nom de ce vieillard mais il est maintenant ma seule famille. La nuit, je dors avec lui dans sa cabane, bien confortablement installé sur des peaux de bêtes. Le reste du temps, je chasse pour me nourrir, dans la forêt principalement. Même s'il n'en a pas l'air, le village est grand. Il m'a fallu du temps pour m'y retrouver et pour en explorer tous les recoins. Au milieu, il y a un grand bâtiment qu'on appelle le temple. Tout autour, sur la grande place, se bousculent des pêcheurs, des marchands d'étoffes, de fruits et légumes et de pleins d'autres sortes de nourritures. On peut même parfois croiser des étrangers. On les reconnaît à leurs accoutrements étranges et à leur accent lorsqu'ils parlent. Après avoir traversé ce patelin animé, c'est là que la plupart des villageois habitent : dans des maisons, des cabanes ou dans d'autres types d'habitations. On peut croiser de temps en temps d'autres temples et bazars, et on arrive enfin dans la forêt. J'ai parfois l'occasion d'y voir batifoler des familles de sangliers, mais ils détalent dès que je me fais repérer. Mais quand je n'ai rien à faire, je gambade dans l'herbe, je rends visite aux enfants du village qui veulent jouer avec moi, ou bien je fais la sieste sous les cerisiers. Le moment de la journée que je préfère, c'est lorsque je vais me rafraîchir, dans la rivière qui traverse le village. L'eau y est bien fraîche et je peux même parfois y attraper un poisson ou deux. Lorsque j'y trempe mon museau, il y a quelques fois d'autres animaux qui me rejoignent, comme des chiens ou des chats sauvages. Les plus petits animaux n'osent pas s'approcher de moi, sûrement à cause de la taille impressionnante de mes canines, qui sont plus menaçantes que celles de mes cousins les chiens. J'ai longtemps cru que la couleur blanche de mon pelage était une anomalie, mais j'ai fini par comprendre que j'étais un être à part, et que je ne risquais pas de croiser un de mes semblables dans les alentours. Il y a même certains villageois qui me craignent, quand je suis allongé aux côtés du vieux sage lors de ses consultations. Je n'ai jamais compris pourquoi autant de monde venait lui rendre visite pour le regarder analyser des cristaux. Il paraîtrait que ce qu'il exerce se fait appeler « magie » dans certains villages proches, mais je pense simplement que le vieil homme donne des prédictions hasardeuses contre un paiement excessif. Enfin, le principal, c'est que ce dénommé vieux sage s'occupe bien de moi et qu'il me trouve une future maison pour le moment où il devra s'en aller rejoindre ces prétendus dieux.

 Enfin, le principal, c'est que ce dénommé vieux sage s'occupe bien de moi et qu'il me trouve une future maison pour le moment où il devra s'en aller rejoindre ces prétendus dieux

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