Rébellion

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     Léo ferme les yeux un instant, une rage titanesque le submergeant. Les paupières closes, le cœur battant la chamade, il n'oppose aucune résistance.

     La vague s'abat sur l'âme de Léo avec violence. Celle-ci ne tente pas d'échapper à la houle endiablée et se laisse malmener par les flots tumultueux. Elle est entièrement engloutie par les sombres eaux de la fureur.

     Et puis, la vague reflue aussi vite qu'elle est apparue.

     Léo descelle ses paupières et reprend son souffle. Son regard est aimanté par la douce lueur de la bougie à son chevet, et il observe les ondulations de la flamme jusqu'au petit matin.

     À l'aube naissante, les yeux secs et fatigués de Léo se ferment à nouveau.

     Cette fois-ci, son âme torturée sombre dans l'onctuosité d'un nuage de coton, d'une blancheur immaculée et d'une pureté effrayante, qui a comblé chaque parcelle du corps de Léo.

     L'Ange s'exprime. Impassible, il laisse sa candeur nettoyer la fureur du Démon désormais endormi. Au milieu de ce monde de coton, l'esprit de Léo pleure. Il pleure son impuissance. Cette soumission grotesque auprès des deux âmes intrusives, contre lesquelles il ne peut malheureusement rien. Il est recroquevillé sur lui-même, en position fœtale. Il avale goulument la douceur cotonneuse malgré la répugnance qu'il éprouve à l'avaler. Il n'est pas encore prêt à s'en passer. Tant qu'il ne parviendra pas à se dresser contre la vague du Démon, tant qu'il ne réussira pas à refuser la sérénité imperturbable de l'Ange, il ne sera rien.

     L'âme de Léo est petite, insignifiante. Le Démon aime la torturer, tandis que l'Ange préfère ignorer sa présence. Les trois entités cohabitent dans un seul et même être de chair depuis la naissance de Léo, et chacune tente, jour après jour, de surpasser les deux autres afin de contrôler seule le corps du jeune homme.

     D'un point de vue extérieur, Léo est un adolescent dangereusement lunatique, la fureur pouvant laisser place à la docilité le temps d'une demi-seconde, et inversement. Quelques semaines auparavant, le Démon a utilisé le corps du jeune homme pour assouvir sa soif de puissance ; il lui a fait commettre l'irréparable. Un terrible meurtre qui torture désormais l'âme dérisoire de Léo. Le Démon a failli gagner le contrôle complet du corps de Léo mais, au dernier moment, l'Ange a réagi. Il a littéralement assommé le Démon de son nuage de coton et a stoppé le massacre.

     Depuis, le jeune homme est interné dans un hôtel psychiatrique.

     Léo gémit dans son sommeil, reflet de sa véritable âme suppliciée.

     — Pourquoi ne partez-vous pas ? geint l'esprit de Léo. Pourquoi me tourmenter ainsi ?

     Les lamentations de l'âme parviennent aux oreilles du Démon. Celui-ci ricane. L'âme de Léo se recroqueville encore plus, ravale un sanglot terrorisé, se soumettant à la monstrueuse vague du Démon qui, encore une fois, s'apprête à le submerger.

     Automatiquement, l'Ange finit par se manifester à son tour afin de nettoyer la fureur du Démon. L'âme de Léo ne peut s'empêcher d'absorber de nouveau une tonne de l'écœurant coton mais, une fois l'Ange replongé dans son sommeil placide, une intolérable nausée lui fait régurgiter son repas.

     Cela surprit l'insignifiante âme de Léo ; jamais une telle chose ne lui est arrivée. Après l'étonnement, la panique fait son apparition. Elle ne s'est jamais privée du nuage de l'Ange. Elle a le sentiment d'avoir besoin de cette nourriture pourtant indigeste.

     Les heures passent lentement, trop lentement pour l'esprit de Léo, qui se croit trépasser à chaque nouvelle seconde écoulée. Pourtant, lorsque la colère inévitable du Démon refait son apparition sous la forme de l'habituelle houle endiablée, l'âme est toujours présente. Et elle se porte même plutôt bien.

     Ce constat chamboule tous les principes établis jusqu'alors. L'âme de Léo peut-elle réellement faire face aux assauts du Démon et réprimer son irrésistible envie d'ingurgiter le coton de l'Ange ?

     Les semaines passent. L'âme de Léo attend patiemment le moment où elle pourra se rebeller. Elle se prépare. Elle s'entraîne à ne plus hurler de frayeur lorsque la vague furieuse du Démon l'engloutit. Elle apprend à se rassasier du coton de l'Ange tout en diminuant peu à peu les doses.

     Le temps s'écoule, les mois défilent, et l'heure approche.

     Léo ne sort plus de sa cellule, ne quitte plus sa couchette, ne se nourrit plus. Il attend lui aussi son heure. Mais son heure à lui signera sa mort.

     Un beau matin, Léo se recroqueville dans ses couvertures, pris de son habituelle et incontrôlable fureur.

     La vague, encore plus imposante que la précédente, s'élève fièrement devant l'âme de Léo.

     — Il est temps, murmure celle-ci.

     La pauvre âme tremblotante s'élève hardiment face à l'impressionnant rouleau qui menace de l'engloutir. Un pas vers la liberté. Le Démon hésite, l'âme de Léo non. Sans attendre que la vague se fracasse sur lui, elle s'immerge volontairement dans les ondes ténébreuses. Ce plongeon transperce l'essence du Démon, qui hurle de douleur et de rage durant de longues secondes avec de se retirer complètement.

     L'océan endiablé du Démon laisse place à un silence apaisant. L'âme de Léo a vaincu le Démon. Elle est parvenue à le dompter, à le refouler.

     Maintenant, elle va devoir lutter contre l'Ange. Elle sait comment s'y prendre.

     Alors que l'âme est noyée dans l'océan cotonneux de l'Ange, elle ferme les yeux, scelle ses lèvres et tarit sa respiration. Cette bataille sera sans doute la plus difficile.

     Pendant de longues heures, l'esprit de Léo résiste à la tentation de se nourrir du nuage onctueux qui le nargue. Plusieurs fois, il est prêt à céder. Plusieurs fois, il veut abandonner.

    Mais l'Ange le fait avant lui, succombant de sa douloureuse inutilité. L'océan cotonneux fuit.

     L'âme de Léo est victorieuse. Doublement victorieuse. En se libérant de l'emprise des deux entités intrusives, elle est devenue maître de l'être de chair.

     Pour la première fois, elle peut contrôler son corps.

     Léo s'assoit dans son lit. Un immense sourire étire ses lèvres.

     La liberté s'ouvre à lui.

***

Merci d'avoir lu cette étrange et spirituelle nouvelle, qui a été écrite et postée sur un coup de tête ! N'hésitez pas à commenter, je suis curieuse de savoir ce que vous en avez pensé !


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⏰ Dernière mise à jour : Mar 12, 2017 ⏰

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Trois âmes pour un corpsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant