Au-delà de la nuit

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  Quand tu étais petite, tu rêvais de voler jusqu'aux étoiles. Tu voulais explorer la galaxie, rencontrer des extraterrestres en tous genres, rapporter toutes sortes de souvenirs. L'été, la petite fille que tu étais fixait souvent la voûte étoilée, en s'imaginant toutes sortes d'aventures dont elle serait l'héroïne.

  Dix ans plus tard, tu es assise seule sur un banc, isolée pour réfléchir. Tu fermes les yeux et tu replonges dans les ténèbres les plus profondes et les plus malveillantes de ta mémoire.

  Tu te souviens des coups, qui pleuvaient parfois sur toi. Mais ils restaient rares. Non, tu te rappelles des mots. Plus tranchants que des poignards, plus violents qu'une gifle, plus toxiques que l'arsenic. Les mots qui ravageaient ton cœur, qui lui faisaient des bleus. Oui, voilà de quelle couleur était ton âme. Bleue, à force de recevoir des coups.

  Tu te rappelles de la souffrance causée par ces coups, ton cœur habitué à elle et devenu incapable de battre. Et surtout, tu te rappelles de leurs visages. Ces visages qui appartiennent désormais à d'horribles spectres qui hantent ta mémoire, mais qui, à une autre époque, étaient bien réels.

  Et ces visages, et ces rires cruels, et ce mépris, et cette haine aveugle, et sans raison, et absurde envahissent tes pensées. Et alors te revient le souvenir du masque que tu mettais pour camoufler tes bleus, ce masque qui avait fini par modeler ton visage, au point que tu ne savais plus si tu le portais ou non. Ce masque qui camouflait ta peine, cette peine qu'ils auraient tant aimée voir. Mais tu t'étais jurée que jamais tu ne leur ferais ce cadeau, et tu as tenu parole.

  Seule sur ce banc, à l'orée du bois, tu contemples l'horizon. Le soleil va bientôt se coucher, le ciel commence à prendre des jolies teintes rosées. Et toi, tu tends tes mains vers ce soleil mourant, pour profiter de ses derniers rayons, comme pour mendier un peu de lumière.

  Tu ne comptes plus le nombre de fois où, dans tes rêves les plus sombres, tu as tabassé ces spectres cruels pour les faire payer. Tu ne comptes plus le nombre de fois où tu pleurais, seule dans le noir, en silence, sans que personne ne vienne sécher tes larmes.

  En repensant à ces moments-là, tes poings se serrent, et sur ton visage déformé par la rage, les larmes perlent sans que tu ne puisses rien y faire. Tu aimerais tellement remonter le temps pour consoler la petite fille que tu étais à l'époque, la serrer dans tes bras et essuyer ses larmes. Mais cela t'est impossible, et la seule chose que tu peux faire, c'est d'empêcher les autres de subir la cruauté de monstres tels que tes anciens bourreaux.

  Anciens, vraiment ? Ils continuent à te torturer à travers les souvenirs que tu gardes. Se souviennent-ils de toi ? Tu doutes : après tout, pour eux, tu n'étais rien d'autre qu'une coupable, une criminelle qu'il fallait corriger et punir avant de passer à une autre. Quelle faute avais-tu commise, d'ailleurs ? Aucune, mais selon leurs lois mystérieuses, tu étais coupable. Si eux t'ont oubliée et qu'à présent, ton nom même est effacé de leurs mémoires, toi, tu te rappelles parfaitement d'eux.

  Tu essaies de te concentrer sur les quelques rayons de lumière qui sont parvenus à percer le nuage de ces souvenirs douloureux. Tu te rappelles des amis que tu as eus. Ils étaient rares, mais sincères et jamais ils ne t'ont jugée. Tu te rappelles de leurs sourires, de leurs rires joyeux et francs, des rires à l'opposé de ceux que tu entendais de la part des spectres.

  Et puis tu as changé d'endroit. Tu étais plus âgée, loin des spectres. Tu as fini par rencontrer des gens. Tu te remémores à tel point il t'a été difficile de faire confiance, toi qui avais été trahie tant de fois. Tu recherchais un sens caché derrière les mots les plus anodins, un autre visage derrière les sourires, la raison qui motivait en apparence un acte généreux à ton égard. Tu cherchais des pièges là où il y en avait pas. Tu te méfiais de personnes qui ne te voulaient aucun mal.

  Tu sais que, parmi les gens que tu as rencontré avec lesquels tu es devenue amie, certains ont subi des expériences semblables à toi. Certains tellement brisés qu'ils ne savaient plus ce que rire et sourire signifiaient. Un jour, l'un d'eux t'a déclaré que tu le sauvais, en quelque sorte. C'est faux. Ce sont eux qui te sauvent de toi-même et de tes ténèbres.

  Petit à petit, le masque s'est fissuré, jusqu'à tomber. Tu ne t'en es pas rendue compte tout de suite, mais tu n'as pas tardé à te sentir mieux. Tu te relèves lentement, le plus dur est derrière toi. Il faudra du temps pour que tu t'en remettes, ces années noires, tu n'en guériras pas si facilement.

  Tu les vois en pensée, les spectres. Ne les crains pas, ils ne peuvent plus te faire du mal. Tu leur fais face. Ce sont des souvenirs, laisse-les loin derrière toi. Laisse-les à leurs vies minables, centrées sur eux-même et le superficiel. Eux, tellement obnubilés par l'apparence qu'ils ratent l'essentiel. Eux, incapables de tisser des amitiés et des amours sincères, ne regardant que la surface. Ces pathétiques soldats dévoués à la sainte norme, sans même savoir si leur combat a un sens et leur déesse existe réellement.

  Tu rêvais souvent pour t'évader de ton quotidien trop dur. Magicienne, guerrière, princesse, super-héroïne : tu t'inventais mille et une vies. Et surtout, tu rêvais des étoiles, celles qui n'ont pas tardé à apparaître dans le ciel après le crépuscule et que tu observes, les yeux encore rouges et humides. Tu t'endors, vaincue par la fatigue et l'émotion.

  Le soleil effleure du bout de ses rayons ton visage apaisé. Sous les paupières closes, tes yeux remuent, et enfin, tu te réveilles, l'esprit embrumé et le corps courbaturé, sur ce banc sur lequel tu es venue réfléchir. Tu te sens mieux, et tu décides de repartir. Tu t'éloignes sans accorder une seule fois un regard sur le banc derrière toi.

  Tu avances sur ta route, en t'éloignant des spectres et des ténèbres, en direction de tes rêves. Les étoiles dont tu rêves ne sont plus les mêmes, mais tu désires toujours aussi ardemment les toucher. Tu avances, toujours plus loin, toujours plus haut en direction de ton futur. Tu ne sais pas à quoi ressemblera ton chemin, mais tu entrevois, au-delà de la nuit que tu quittes, une aube radieuse. Une aube dont la lumière est capable, tu le sais, de consumer les ténèbres qui t'habitent, et les cendres volent déjà autour de toi.

  Tu rêves. Tu as toujours rêvé, mais là c'est différent. Tu ne rêves plus pour t'évader, mais pour construire un futur, un futur dans lequel tu seras heureuse. Tu continues ton chemin, guidée par tes rêves. Marche, marche encore. Tu sais mieux que quiconque qu'il ne faut pas abandonner. Tu ne seras plus jamais à la merci de quelqu'un, tu ne seras plus jamais seule.

  Le voyage ne fait que de commencer. Un jour viendra, après être parvenue au bout du chemin, où tu décrocheras les étoiles que tu désirais tant.

Pour Manon et Laurent.

Au-delà de la nuit.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant