Il faut vampire avec son temps

Partie 1 sans titre

La route poussiéreuse louvoyait entre les rochers, éclatante d'une lumière qui faisait dorer les ocres. Yeux plissés sous son chapeau gris aux bords déchiré, l'homme à la chemise rouge attendait dans l'ombre d'un bloc plus gros que les autres. La jument blanche de Joe Black hennit à son approche...

« Erreur. Impossible d'accéder au serveur. Veuillez réessayer dans un moment. »

– « Merde ! J'y étais presque ! C'est pas possible ! Saleté de... Et crotte de jeu. Pas moyen de reconnecter en plus. »

Une voix ensommeillée se fit entendre, puis deux autres.

– « Joue toute la nuit si tu veux, mais laisse-nous dormir.

– C'est vrai, ça. On va être laides à effrayer une gorgone.

– Vos gueules, vous deux. Viens ici,mon chou minet, que je te console de ce vilain logiciel.

– Te fous pas de moi ! »

Qu'elle lui attribue des surnomsridicules, il pouvait le tolérer, mais qu'elle lui fasse croirequ'elle ait besoin de dormir, ça non.

– « Lui parle pas comme ça,tu vas le faire complexer ! Et pis, t'es qu'une profiteuse !

– Ouais ! C'était déjà toi la dernière fois !

– Menteuse !

– Si, c'est vrai ! Et la fois d'avant... »

Jojo dévisagea un instant la jeune femme en nuisette fleurie de chauves-souris qui l'attendait sur le lit, puis examina soigneusement les deux têtes posées sur la commode. Cela ne l'aiderait pas à y voir plus clair, mais il alluma machinalement une applique et souleva les deux têtes l'une après l'autre plusieurs fois.

– « Hum... La dernière fois,c'était elle, d'accord, mais la fois d'avant... Ouvrez bien vos yeux, toutes les deux, que je vous sonde correctement.

– Ce qu'il peut être indiscret,tout de même !

– Lire dans les pensées d'une femme... Enfin quoi !

– Et même les pensées de deux femmes, et même de trois, mais comme les trois ne font qu'une, ça ne me dérange pas outre mesure, Etania. C'est valable pour toi aussi, Etania.

– Et moi ? »

Celle qui attendait sur le lit avait posé cette dernière question sur un ton étonné et naïf.

– « Comment peut-on avoir trois têtes et être aussi gourde ?

– Comment peut-on être aussi beau et mal embouché ? Ton personnage dans ce jeu est plus poli que toi. Lui, au moins, il n'insulte pas les dames.

– Parce qu'être gentil avec elles lui fait gagner des points de chance. Avec vous, ça m'en ferait plutôt perdre. Navré de vous le dire, mes amours.

– Non mais quel malotrus !

– Grossier personnage !

– Goujat !

– Tu n'as aucun sens de la galanterie. Pouah ! Pouah !

– Comment ton pauvre papa a-t-il pu louper ton éducation à ce point ?

– J'en parlerai à ta mère !

– Vous êtes triplement exquises,quand vous faites semblant d'être en colère, et je serais vraiment ravi de vous combler toutes les trois à la fois...

Oups !

Je...Heu...

– Hé bien quoi ? Choqué de tes propres paroles ?

– Peu importe. Vous savez parfaitement que c'est impossible. Un petit effort, mesdemoiselles.Si vous ne me laissez pas vous sonder, je devrai lancer un dé pour choisir au hasard. »

Sans doute par une commune volonté de le contrarier, elles ouvrirent grand leurs pupilles mais bloquèrent fermement leurs esprits. La troisième faisait de même. Incapable de déterminer avec certitude laquelle avait eu l'honneur de monter au ciel avec lui la nuit précédente, il reposa les deux têtes, et décida que toute la nuit appartiendrait à la même Etania. Il se promit cependant de faire attention, le lendemain, à la manière dont il les disposerait sur la commode.

C'était à la fois très excitant et très agaçant, car derrière les trois visages parfaitement identiques entre eux se dissimulaient des personnalités très différentes. Une fois au lit, il identifia assez vite sa compagne de jeux. Effectivement, il y avait répétition et elle volait donc son tour à une des autres. Il était fatigué et n'avait pas envie de reprendre la discussion. Ce n'était pas la plus coquine des trois.Ce n'était pas non plus la plus timide. Sur à peu près tous les plans amoureux, elle tenait le milieu. Une délicate moyenne assez reposante. Pile ce dont il avait besoin pour le moment, en somme. Un peu artiste sur les bords et passionnée de sciences occultes, il la trouvait parfaite pour la Saint Valentin et les sorties au restaurant. Son plus gros défaut était peut-être son look gothico-romantique, qui lui donnait des airs un peu vampire. Mal guéri d'une aventure passionnée avec une femme de son espèce,quand il était plus jeune, Jojo avait du mal avec les morte-vivantes.

Etania était-elle vivante ? Morte-vivante ? Immortelle ? Il n'en savait trop rien, à vrai dire. La seule chose dont elle avait pu l'assurer, c'était qu'elle était très très vieille. Tellement qu'elle avait oublié l'époque et le lieu de sa prime jeunesse. Il s'en fichait un peu,voire beaucoup, et n'avait pas cherché à approfondir. Sa vie s'était déjà bien assez compliquée de leur présence après de lui. Quelle que soit leurs personnalité, les trois Etania étaient toutes les trois fort jalouses ! Surtout quand il s'agissait non pas d'une autre femme, mais de... De leurs autres « elle ».

Tout avait commencé avec une partie de poker en ligne, puis plusieurs, puis des messages privés entre mathématiques, informatique et romance de plus en plus brûlante. De fil en aiguille, ils avaient fini par se donner rendez-vous dans un petit restaurant chic avec vue imprenable sur les calanques. Sa mère aurait été affreusement choquée. Il n'avait aucune intention de la bouffer. Absolument aucune. Jamais il n'avait pu se résoudre à mordre une femme pendant un repas romantique.

« Tu ne devrais pas te fier autant à tous ces engins modernes, mon Jojo. Et puis, quand tu invites une mortelle au restaurant, n'oublies pas de te nourrir. »

En un premier temps, il avait été conquis. Il appartenait à cette catégorie d'homme qui s'enflamment très vite et jusqu'à carbonisation intégrale. Au bout d'à peine quelques heures il commençait à trouver cette demoiselle un peu fatigante. Elle était très jolie, certes, mais semblait perdre en intelligence comme une chambre à air se dégonfle quand on a oublié de la boucher. Il l'aurait sans doute plantée là si elle n'avait couru à sa voiture pour tirer un sac du coffre et changer sa tête.Oui, oui : changer de tête. Au sens propre du terme.

Une fille qui change de tête !C'était pour le moins original. Jojo était affligé d'une curiosité que sa mère avait souvent qualifiée d'imprudente. Elle le poussa à mener la rencontre plus loin, et à interroger discrètement à son père, grand expert en créatures surnaturelles.

« Une créature humanoïde polycéphale ? Depuis quand te préoccupes-tu de supranaturalité ?Et aussi peu commune, qui plus est ? »

Etania, Etania et Etania étaient devenues les nouvelles femmes de sa vie, et pour la première fois depuis un siècle, il était presque heureux. Sa malchance en amour l'avait-elle quitté ? Il l'espérait. Sa chance en argent lui restait-elle ? Il semblait que oui. Celle au jeu, par contre, se heurtait de plus en plus souvent à des bugs internet récalcitrants et provocateurs.

Par commodité, il avait essayé de leur attribuer à chacune un second prénom, ou tout au moins un surnom. Elles ne semblaient pas comprendre l'intérêt de ce genre de pratiques et ne répondaient qu'à leur prénom : Etania. Le même pour toutes les trois. Son père l'en avait prévenu, mais lui,comme un gros malin, n'avait pas voulu y croire. Hé ben si. Toutes pour un corps et un nom pour toutes.

« Morbleu ! Tu vas y perdre la tête, fiston ! »

Il faudrait qu'il songe à les numéroter... Oui, mais cela ne servirait à rien. Il ne pouvait quand même pas leur tatouer leur chiffre sur le front ou sur le cou.Ce serait fort laid, et il détestait les filles moches.