Une Petite Lettre

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J'inspire un grand coup, parcours furtivement ma partition des yeux, agite mes doigts, puis les pose sur les touches afin de les laisser courir partout.

Comme à chaque fois que je me mettais à jouer, je n'étais plus moi même. La musique m'envahissait, prenait possession de moi, faisait bouger des muscles, me donnait l'air dont j'avais besoin.

Aujourd'hui, Henry, mon professeur et tuteur, avait voulu que je lui montre comment je me débrouillais sur le morceau "G Minor" de Bach, que j'aimais beaucoup.

Je sais qu'en ce moment, il me regarde par dessus ses lunettes rondes, les yeux plissés tant il est attentif à mes moindres mouvements, tirant machinalement, de temps à autre, sur sa barbichette blanche immaculée.

Au début, tout cela me mettait dans un état de stress si grand que je tremblait des doigts aux orteils, mais j'ai appris, avec le temps, à faire abstraction de tout ça.

Une fois le morceau terminé, je reprend mon souffle et tourne légèrement la tête vers Henry dans l'attente de son approbation.

Ce dernier hoche la tête avec un petit sourire et me dit de sa voix ou pointe des légers restes d'accent anglais.

- C'était parfait, petit angelot! Honnêtement, si tu n'es pas pris à l'un des spectacles pour lesquels tu as auditionné, je jure de me jeter dans la Seine avec des haltères aux pieds!

Son engouement me fait discrètement sourire. Mais au fond de moi, bien caché sous les félicitations et sous le diplôme du conservatoire de Paris, je sais très  bien que je n'ai aucune envie d'être accepté quelque part, aucune envie de stopper mon petit travail de serveur que j'aime beaucoup.

Ma timidité m'empêchera très certainement d'impressionner le public, de me faire de quelconques amis pendant les tournées.

Et mes petits secrets inavoués pourraient me causer des torts.

Au fond de moi, j'ai envie de rester chez moi, de continuer à prendre des leçons avec Henry, de garder mes petites habitudes parisiennes.

Mais ce dernier, tous les jours, tente de me convaincre que ma vie sera bien meilleure.

- Un jour, tu dépassera sûrement ton vieux maître.

Mon tuteur me tourne le dos, puis se retourne vivement avec un regard d'avertissement.

- Mais ce jour est très loin, n'espère pas l'atteindre avant plusieurs années.

Il se met alors à faire les cent pas dans le petit appartement que j'occupe.

- Moi, j'ai appris le piano seul, dans la cave de ma vieille tante qui empestait le poisson, avec un instrument complètement rouillé et desaccordé. A ton âge, je n'avais que la moitié de ton talent. Mais n'espère pas atteindre le miens si vite, Ange.

Ce que j'aime chez Henry, c'est que malgré son extraordinaire talent de pianiste, il a su rester humble et m'a appris à l'être également.

J'ai vraiment eu de la chance que ma mère l'ait choisi afin qu'il m'enseigne son art lorsque j'étais enfant.

J'aurais pu tomber sur un vieux rabougri tortionnaire qui me frapperait à chaque fausse note et qui ne me laisserait jamais jouer comme bon me semblerait...

Qui plus est, le vieil anglais à tous mis en oeuvre pour obtenir ma garde lorsque mes parents sont morts.

Je lui dois tout.

- Tu peux te lever, nous en avons terminé pour aujourd'hui. Je vais préparer du café, tu en veux?

Je quitte le siège de mon vieux Yamaha en bois brun, toujours impeccablement propre à cause de mon petit côté maniaque et me dirige en m'étirant vers le petit sofa poussé contre le mur du salon.

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⏰ Dernière mise à jour : Mar 29, 2017 ⏰

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Toi, nu, sur mon pianoOù les histoires vivent. Découvrez maintenant