Chapitre 1
Caroline... Cette charmante Parisienne se cache derrière un plateau d’argent. Il faut dire que j’ai percé en partie les secrets de son cœur et de son âme. Je ne parle pas, je la lis. Je suis détendu, confortablement installé dans son canapé. Elle, assise en tailleur à côté d’une table basse expose à ma vue une paire de collants assez excitants ainsi qu’un délicieux décolleté ... Elle a retiré ses ballerines de gouvernante (elle travaille dans un grand hôtel de luxe) qui lui font à la longue mal aux orteils. Elle a gardé sa jupe, a jeté son tailleur dans la salle de bain de son studio, puis a décidé d’ouvrir un bouton de son chemisier blanc.
Elle se cache parce que son petit ami l’a appelée tandis qu’elle se démaquillait et elle lui a menti. « Je suis seule » lui a-t-elle dit. Dommage qu'elle ait enlevé son rouge à lèvres, il lui allait plutôt bien pour une brune. Elle essaie de se défiler à haute voix :
― Je ne pourrai pas l’oublier, et d’abord qui es-tu toi ?
Je sens qu’elle sourit même si je ne vois pas ses jolies lèvres, cachées par le plateau qu’elle tient comme un éventail. Elle a besoin de sourire le soir parce qu’elle a des journées stressantes. Un léger mouvement de poignet, voilà : un œil de biche dépasse furtivement du plateau. Elle m’observe mais contrairement à ce qu’elle semble espérer je ne réponds à rien, je savoure et souris. Laisse-moi tranquille ! Va-t-en ! semble supplier très fort une petite voix intérieure, mais quelque chose la retient de le dire tout haut. Elle l’a pourtant fait en riant il y a à peine une heure, tout en m’invitant à entrer dans son appartement. Voici la situation : il est tard, elle a envie de dormir mais je suis assis sur son canapé qui lui sert aussi de lit. Comme cela la gêne de s’asseoir à côté de moi, elle reste en tailleur à côté de la table basse. Fatiguée, elle finit par reposer son plateau et me demande de partir.
― Tu sais bien que je ne vais pas partir.
Elle se lève soudain, l’air fâchée mais tout en ayant envie de rire nerveusement. Elle se glisse au bout du canapé, plie les genoux puis doucement ferme les yeux. Pourquoi faut-il que je voie ses collants ? Mon cœur bat mais ma main se laisse tenter à la caresser au mieux, avec la confiance d’un homme qui la connaîtrait depuis longtemps. Elle se laisse faire silencieusement jusqu'au moment où j'ai le malheur de m'immiscer trop haut sous sa jupe : avant même que je n'atteigne ses fesses elle réagit violemment, en me jetant dehors avec pertes et fracas. La porte claque, me laissant un goût amer sur une envie qui se voulait somme toute très douce et agréable pour elle...
Il est deux heures du matin. Je m’assoie au seuil de sa porte comme un chien abandonné. La lumière s’éteint, le noir du couloir est angoissant. Je ne sais pas pourquoi j’ai remarqué le vernis rouge de sa pédicure à travers la soie du collant. Un ange me pousse à chasser cette image de ma tête, un diable enflamme mon imagination. Merde ! La lumière blafarde de la rue transparaît au travers d’une fenêtre, par laquelle j’aperçois le ciel sans étoiles de Paris.
Cette fille-là je l’aime. La meilleure façon de la revoir est de rester là tout simplement, et d’attendre jusqu’au lendemain qu’elle ressorte. J’enlève mon blouson en cuir d’agneau pour m’en servir d’oreiller. Je m’allonge sur la moquette rêche et sale du couloir, qui sent le vieux et picote les mains. Il y a près de mon nez un paquet de petits pains aux miettes séchées. Je le repousse car je ne veux pas en inspirer par les narines. L’odeur de ce paquet ne me fait pas penser au matin, mais au rush parisien dans le métro. La personne qui l’a jeté était sûrement pressée. Je me dis cela car un mégot écrabouillé traîne à côté. Je me tourne, la lumière du couloir se rallume. Je suis ébouriffé. Les bras le long du corps, la tête enfoncée dans mon blouson, j’attends qu’elle s’éteigne. Je bouge, elle se rallume. Les immeubles parisiens sont bourrés de détecteurs de mouvement maintenant… efficace contre les clochards... Mais je suis obstiné. Je change d’endroit et la lumière s’éteint. Je bouge d’un millimètre, elle s’allume. Cela dure une minute environ à chaque fois, durant laquelle je pense à :
― « Pourquoi je suis là ? ».
Je bouge encore, j’ai les yeux cernés mais à force de persévérance je finis par trouver un coin hors du champ des détecteurs. Dans le noir j’observe mon poignet, ma montre, les aiguilles phosphorescentes. Vers trois heures un type monte, j’entends l’ascenseur. « Un autre étage, un autre étage ». J’envoie des messages à Dieu. Ding ! L’ascenseur s’arrête au 4ème : mon étage. La lumière s’allume, je ne bouge pas. Je me sens observé, j’ai l’impression que mes jambes sont longues, que par mégarde le gars pourrait les bousculer. En fait je ne sais plus bien qui je suis, je suis allongé à un endroit de la planète. Je pourrais être dans le refuge du Mont Blanc, sur la Lune ou dans la stratosphère, pourquoi pas ? Je pourrais être aussi dans mon lit, dans une maison, père de famille avec femme et enfants … Suis-je fou ? Que fais-je dans ce couloir ? J’avais appris que mon père était mort sur un chantier et je n’ai jamais retrouvé ma mère. Ma famille adoptive était dans l’immobilier, à Paris. Elle ne manquait pas d’argent mais je n’étais pas logé gratuitement. D’ailleurs j’étais fier de ne rien leur demander.
Les pas s’éloignent, puis une porte s’ouvre et se referme. Je me rendors, recroquevillé. J’ai froid et me sens mal rasé - question confort j’ai connu mieux. Si je n’étais pas maladroit peut-être serais-je simplement au chaud dans le lit de ma Parisienne ? Je pense à la tape qu’elle m’a mise sur le nez - avec une cartonnette d’un spectacle parisien - pour avoir dit une sottise, je ne me rappelle plus laquelle. Je crois qu’elle est sensuelle.
Vers six heures l’ascenseur se met à grincer de plus en plus régulièrement. J’espère chaque fois qu’il s’ouvre au 2ème, au 3ème, au 5ème, enfin n’importe où mais pas au mien. Durant vingt minutes personne n’allume la lumière. Puis une femme sort de son appartement. Je me lève, yeux hagards. Elle me regarde comme si j’étais un serial killer. J’ai une espèce d’envie de me venger. De qui ? De quoi ? Je ne sais pas. Je descends avec elle dans l’ascenseur pour l’observer paniquer, et elle panique : quand la porte s’ouvre elle se met à marcher vite. Moi je marche lentement, j’ai le temps ! Vu l’heure à laquelle ma Parisienne m’a mis dehors je me dis qu’elle ne se lèvera pas avant 7h... C’est rue de la Pompe ; je marche sous des platanes dans une petite brume matinale à jeun. Je tire jusqu’au Trocadéro et je vois le soleil se lever derrière la tour Eiffel. Ça c’est le plus beau moment de ma journée.
Parce qu’après je retourne au pied de l’immeuble. Un camion de livraison est arrêté devant un fleuriste du quartier. J’attends près du moteur qui tourne, et le livreur me regarde. Peut pas regarder ailleurs… À cette heure-ci j’ai l’habitude d’aller dans un bistrot prendre un café. Parfois je bois des Martini.
Bref, le livreur part et les minutes paraissent longues, debout, sobre et sans but. J’ai l’impression d’errer comme un vagabond. J’ai faim - mon estomac ne cesse de gargouiller. Après deux heures je me demande si je ne l’ai pas manquée. Est-ce qu’elle ne sort jamais s’acheter un croissant ou autre à la boulangerie du coin ? Si je bouge ce sera à ce moment qu’elle sortira, c’est toujours comme ça.