CHAPITRE I.

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Frederic Rogers était un gamin avec des chaussures neuves. Je regardais mes pieds confortablement installées dans de petites baskets grises et trouées. Je sentais le sol sous mes voutes plantaires; chaque petit gravier embourbé dans la surface du goudron, chaque chewing-gum collé depuis des années et qui disparaitrait dans des centaines d'année, chaque brindille, chaque mégot chaque...

"Freddy, me dit le jeune basané en me tendant la main."

L'école primaire c'était facile. On se faisait des amis tous les jours, et des ennemis toutes les heures. On pouvait faire la guerre librement, nous n'avions aucun filtre, aucune limite sociale. J'admirais Frederic Rogers qui avait tout ce que je n'avais pas: des chaussures neuves, des pantalons propres et des casquettes pour chaque jour de la semaine. Nous étions mardi et il portait une casquette rouge quand il m'a tendu la main. Il me fixait avec ses grands yeux brillants de joie, avec sa bouille joufflue et ses mains propres. Je le détestais.

Je n'ai rien dit. Je suis resté là à l'observer en me demandant ce qu'il me voulait. Je suis simplement parti, et il m'a jeté un caillou. Je l'ai vu tomber à mes pieds et rouler devant moi. Je me souviendrais toujours de la première fois que je m'étais battu: j'étais en colère contre Frederic Rogers et contre le monde entier. Parce que si ma mère était énervée tout le temps et criait pour rien, c'était sa faute à cet instant. Si James n'était pas là c'était sa faute. Si Papa était parti, c'était sa faute.

Je ne me souviens pas de ce qu'il s'est passé, mais quand j'ai retrouvé mes esprits, il avait le nez en sang et la bouche ouverte, la face effrayée et ses yeux verts braqués sur moi. Sa casquette rouge n'était plus vissée sur sa crinière brune. Je relevais les yeux : la cour entière était autour de nous, des dizaines de paires de prunelles me regardant avec une trouille bleue. J'aperçus l'épave rouge au loin et la ramassais avant de relever Freddy. Je lui tendis sa casquette avec le regard toujours aussi dur qu'un rocher, quand une main gigantesque m'attrapa et me tira violemment en arrière.


Elle me dit qu'elle n'avait jamais eu autant honte de toute sa vie. Elle me gifla dès que nous avions passé la grille de l'école. J'étais interdit d'y retourner avant d'avoir vu le psychologue rattaché à notre petite école et j'écopais d'une suspension de huit jours.

" - Qu'est ce que je vais faire de toi Léo? Ne crois-tu pas que j'ai assez de problèmes comme ça sans que tu n'en rajoutes?

Je ne pleurais pas, restais stoïque, la tête ailleurs. J'entendais ma mère de loin, j'avais l'impression que sa gifle avait fait des kilomètres avant de m'atteindre. Elle marchait vite et elle me tenait fermement par le bras, m'entrainant avec elle alors que je traînais des pieds. Je jetais un oeil vers elle, la mine toujours effrontée. Elle était épuisée. Je me radoucis et parvins à sortir du plus profond de moi:

- Je suis désolé Maman."

Elle ne dit rien et quand elle me ramena à la maison, j'étais déjà dans la tête de chaque gamin de cette foutue école le bizarre, le dangereux, le dérangé. Parce que Frederic Rogers m'avait lancé un médiocre caillou. Parce qu'il ne m'avait tendu la main et que je m'étais barré. Parce que tout ce que je voulais c'était des baskets neuves, un pantalon propre et juste une, rien qu'une putain de casquette.


Le lendemain, ma mère avait du prendre sa journée pour m'emmener chez le psy car je n'avais pas le droit de rester à l'école après. Je n'ai pas croisé Frederic Rogers ce mercredi, mais je savais qu'il avait la casquette jaune. Ma mère dormait dans la salle d'attente de l'infirmerie quand un grand homme barbu avec de petites lunettes rondes vint me chercher. Il ressemblait au père Noël avec sa barbe argentée, son gros ventre et ses lunettes à écailles. Il me posa des questions sans réel sens, me montra des dessins, des peintures, des images et des photos. Il ne me raconta rien sur lui mais me demanda trop de choses sur moi. Je n'étais pas mal à l'aise mais plutôt insolent sur les bords comme à mon habitude. Il ne semblait pas déstabilisé par mes pics et cela attisa encore plus mon agacement.

" - Bien, Léopold. Je vais te poser une dernière question.

- C'est Fisher

Il ignora ma remarque et décida de ne plus me nommer.

- J'ai besoin que tu sois honnête, c'est très important tu comprends?

Il m'énervait à être gentil, à toucher ses lunettes, à se gratter le nez, à lisser sa barbe, à...

- Pourquoi est ce que tu as frappé ton camarade?

- Il m'a lancé un caillou, répondis-je.

- Non, je t'ai demandé pourquoi?

Ses yeux me transperçaient.

- Parce que j'étais très en colère.

Il n'en demanda pas plus et parut satisfait. Il gratta le papier comme si sa vie en dépendait.

- J'peux y aller?

Il ne répondit pas, concentré sur sa feuille. Je me grattais la gorge de multiples fois, mes pieds se balançaient dans le vide alors que j'étais assis dans son immense fauteuil. Il releva enfin les yeux.

- Nous avons terminé. 

Il me poussa littéralement vers la sortie et ouvrit la porte sur ma mère, aux aguets. Il lui donna un papier et lui demanda de le transmettre à la directrice. Il lui serra la main et ma mère sourit. Elle avait les lèvres blanches et les yeux violacés. Il me dit au revoir en me serrant la main, je n'avais aucune envie de le toucher. Je pris la main de ma mère et l'emmenait loin de cet affreux personnage.


Quand je retournais à l'école une semaine plus tard, tout avait changé. Les élèves n'osaient plus m'approcher, j'étais seul. La maîtresse me prenait avec des pincettes, était toujours plus gentille avec moi qu'avec les autres, ce que je ne supportais pas. 

Le seul qui m'approcha, c'était celui que j'avais frappé. Nous étions jeudi, mais il n'avait pas de casquette. Il n'avait pas peur visiblement, il était même amusé. Il se planta en face de moi et me couronna d'une casquette. C'était la bleue. Nous étions jeudi et je venais de rencontrer mon meilleur ami.



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⏰ Dernière mise à jour : May 28, 2017 ⏰

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