Première partie

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La bête que tu as vue était, et elle n'est plus. Elle doit monter de l'abîme, et aller à la perdition. Et les habitants de la terre, ceux dont le nom n'a pas été écrit dès la fondation du monde dans le livre de vie, s'étonneront en voyant la bête, parce qu'elle était, et qu'elle n'est plus, et qu'elle reparaîtra.

Apocalypse, 17:8


Claire Hatkins n'avait pas sommeil, comme tous les jours, comme toutes les nuits.

Près de deux semaines s'étaient écoulées depuis le doublage de sa dose quotidienne de morphiniques. Elle avait les paupières lourdes, plombées par la fatigue, palpitantes des résidus de caféine, et des cernes si noires que n'importe qui aurait pu croire aux balafres obsidiennes d'un coquard. Quiconque l'aurait croisée ainsi, accoudée au comptoir d'un bar miteux de Chinatown, affalée sur un verre à moitié vide, quiconque l'aurait aperçue aussi amorphe et dénuée de toute volonté aurait pu voir en elle une victime impotente, mais elle était loin de l'être.

Elle était juste épuisée, et le sentiment d'impuissance qui grandissait en elle jour après jour, semaine après semaine, l'éreintait davantage.

Claire consulta sa montre et réalisa un bref calcul. Septante-deux heures sans dormir, peut-être quatre, cinq heures de sieste, tout au plus. Hypnotisée par le brouhaha ambiant, s'additionnant à son indifférente placidité, elle ferma les yeux quelques secondes. Elle eut l'impression de flotter entre deux espaces-temps, à moitié immergée dans un liquide amniotique qui la couvait comme l'enfant duquel elle n'avait jamais fait la mue. C'était certainement pour ça, d'ailleurs, qu'elle exerçait le métier dans lequel elle excellait, et qu'elle vendait aussi bien ses services au gouvernement.

Mais ce soir, il n'y avait plus de gouvernement. Il y avait uniquement l'attente. Et l'impuissance, toujours l'impuissance qui lui collait aux chausses avec l'hardiesse d'un chewing-gum abandonné sur le trottoir.

Elle posa des doigts gourds sur le verre de martini et observa l'alcool onduler au gré de ses mouvements.

Chris avala sa pilule avec une grande gorgée d'eau. Sa pomme d'Adam se rehaussa avant de s'abaisser, et, écartant le verre, le jeune garçon offrit un sourire radieux à sa mère.

- Tu as vu Maman, j'ai tout bu, comme tu me l'as demandé ! déclara-t-il fièrement, avant de le poser sur sa table de chevet.

- C'est très bien, mon chéri, le félicita Claire en caressant tendrement sa joue, c'est très bien.

Elle l'observa sans qu'il s'en rende compte, comme il passait une main sur son crâne rasé puis palpait les tuyaux qui lui sortaient du nez, reliés à une bobonne d'oxygène. Chris semblait intrigué, curieux, animé par l'optimisme et la volonté de vivre. Il voyait les choses qui essayaient de lui sauver la vie avec l'œil acéré et critique du chercheur, et non celui apeuré et désemparé de l'expérience. Il ajusta l'inclinaison du lit à l'aide de la télécommande de fonction et le régla à l'horizontal. Ses yeux se fermaient doucement. Claire dégaina un magazine glissé dans son sac à main, mais à l'instant où elle s'imprégnait du calme de la chambre pour poursuivre cet article sur l'informatique quantique, une petite voix s'éleva des draps.

- Maman ?

- Oui mon trésor ?

- Si je bois bien et si je prends mes médicaments, je vais guérir ?

Ses phalanges s'étaient crispées sur les pages glacées du magazine.

- Bien sûr mon coeur, et tu fais ça très bien.

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