Concerto pour orgasme

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De là où elle était, Salomé ne pouvait pas le voir, simplement l'entendre. Elle se laissait envoûter par cette voix grave et profonde, aux modulations presque musicales, et en oubliait quelque peu le propos, alors même que c'était elle qui avait insisté pour que Victor Duroy participe à son colloque, tant les recherches du musicologue sur les liens entre l'érotisme et le 5ème art l'intéressaient. Depuis qu'elle l'avait vu, elle était tout aussi intéressée par ses recherches que par le musicologue lui-même, tout à fait à son goût, et avait bien l'intention d'approfondir les idées qu'il développait dans sa communication en privé. A présent, il démontrait comment certains airs classiques, par leur construction et leur rythme, fonctionnaient exactement comme l'acte sexuel, mimaient l'orgasme et sa montée en puissance progressive jusqu'à l'explosion, et décuplaient le plaisir lorsqu'ils étaient écoutés en faisant l'amour. La musique seule pouvait, parfois, provoquer quelque chose de l'ordre de l'orgasme ou de l'excitation sexuelle. Salomé ne pouvait qu'acquiescer : elle avait d'ailleurs une playlist « sexe » composée de morceaux classiques lui donnant des frissons, et elle avait toujours eu le sentiment, en écoutant en particulier le deuxième mouvement de la Neuvième symphonie de Beethoven, de ressentir un plaisir intense proche de la jouissance, même lorsqu'elle l'écoutait sans faire l'amour. Victor, lui, avait appuyé sa démonstration sur le Concerto pour piano n° 2 de Rachmaninov, et, après en avoir fait écouter quelques mesures connues pour être les plus « érotiques » à l'assistance, expliquait que les changements soudains d'harmonie, les puissants crescendos et les appoggiatures étaient particulièrement vecteurs d'émotions fortes. Salomé voulait bien croire qu'en certaines circonstances le morceau en question pourrait lui faire un certain effet, mais dans la situation présente, la vue de son cher doyen outré par la tournure prise par ce colloque lui donnait plutôt envie de rire. D'autant que Victor venait d'enchaîner avec un développement sur le rôle de la musique dans certaines cérémonies païennes à caractère sexuel, et se lançait dans l'analyse de la fameuse scène du bal dans Eyes Wide Shut : selon ses analyses, le fait qu'il s'agisse de prières passées à rebours décuplait la tension érotique de la scène. Ces Backwards Priests de Jocelyn Pook faisaient d'ailleurs partie de la bande originale charnelle de Salomé, et elle se souvenait parfaitement de l'effeuillage dont elle avait gratifié Maxime sur cet air hypnotique, avant qu'il ne photographie son intimité. Elle se demandait même si, par pure perversité, elle n'en gratifierait par Geoffroy un de ces jours — Alors qu'elle s'était juré, après l'avoir plié à son désir, de ne plus s'approcher de cet homme. Mais elle était joueuse, et d'autant plus amusée par l'idée qu'à ce stade de la communication, le doyen avait préféré sortir — peu discrètement — de la salle.

Salomé essayait désespérément de rester concentrée sur le contenu de la communication, qui pourrait probablement lui servir dans une nouvelle, et surtout dont elle devait commenter la teneur avant de lancer les questions du public. Mais invariablement son esprit la ramenait vers ses fantaisies érotiques, dans lesquelles la musique et les mains de musicien de Victor Duroy jouaient un rôle essentiel. Sous ses caresses virtuoses, le corps de Salomé se faisait violoncelle, piano, harpe ou clavecin, au son du prélude de la suite n°1 pour violoncelle de Bach, et ses cris de jouissance rivalisaient avec l'air de la Reine de la Nuit.

Salomé revint à la réalité lorsque les applaudissements nourris du public saluèrent la fin de l'intervention. Visiblement, le sujet passionnait, et les questions furent nombreuses, tournant essentiellement sur tel ou tel morceau en particulier. Nul doute que beaucoup de spectateurs, ce soir-là, testeraient les vertus orgasmiques de la musique classique. Salomé, elle, avait des projets plus précis, orgasmiques également mais pas exclusivement musicaux, et elle profita de sa qualité d'organisatrice du colloque pour s'approprier Victor Duroy et l'inviter à dîner. Elle ne le faisait jamais, mais l'homme en question lui semblait mériter une exception à ses règles de conduite. Bien sûr, elle ne présenta pas les choses de cette manière, mais il ne fut pas dupe : il connaissait parfaitement l'effet qu'il faisait aux femmes, et Salomé était tout à fait dans ses goûts. Salomé elle-même était tout à fait consciente qu'il n'avait fait que faire semblant de croire à son prétexte professionnel. Leur relation partait sur de bonnes bases : ils étaient sur la même longueur d'onde.

Salomé, déité symbolique de l'indestructible luxure...Où les histoires vivent. Découvrez maintenant