Avec sa nappe fraîche de rosée, le matin était arrivé sans se presser, mais le village lui avait émergé de sa nuit bien avant l'aube, comme soulevé par une agitation inhabituelle. Devant la muraille de granit, la foule s'était peu à peu rassemblée, curieuse, impatiente, nerveuse. C'était une cohue de cris, de rires, d'émois, de mutismes qui se bousculaient dans une effervescence fiévreuse. Ce monde ainsi réuni semblait attendre quelque chose d'exceptionnel, un événement majeur et extraordinaire qui, discret et secret, tardait toutefois à se manifester. Et la multitude restait plantée là, comme empêtrée dans son inquiétude lourde et électrique, paralysée face à l'immense paroi rocheuse qui lui bouchait la vue.
Tout autour de la vallée, un gigantesque mur de pierre se dressait, vertigineux, immense, invincible, encerclant, emprisonnant et menaçant, comme une armée victorieuse, cette minuscule parcelle de vie égarée et isolée au coeur de la roche. Le sommet de cette barrière circulaire et verticale, drapé d'un voile gris perpétuel, s'estompait haut dans les nuages, dessinant le contour flou d'un oeil à la fois lumineux et blafard, rétrécissant les jours, allongeant l'ombre, enfermant à jamais le brouillard dans un cachot moite, monumental, profond et sombre.
Personne n'avait cherché à expliquer comment les hommes étaient parvenus à entrer dans ce puits insondable, étroit et escarpé, ni comment ils avaient réussi à y vivre et à y développer une société qui, bien que rustique et simple, n'avait rien de primitive. Le fait est que jamais personne dans ce pays n'avait pensé qu'il puisse exister un éventuel ailleurs au delà de l'immense muraille qui les assiégeait. Tout le monde ignorait ce qu'elle pouvait bien masquer et, par tradition, par commodité ou par méfiance, on s'était convaincu que la vie s'arrêtait là où commençait la montagne. La population du lieu avait pris pour habitude séculaire de conserver et d'obéir à toutes les coutumes et à toutes les croyances qui façonnaient son identité et de les transmettre rigoureusement à travers les générations. Il en fut surtout ainsi pour celle qui voulait que l'univers s'arrêtât au pied de ce rocher. Sans aucune peine, avec la résignation tranquille qui accompagne les fatalités, les villageois, tenaillés entre la crainte insoupçonnée de l'inconnu et le confort bien établi des certitudes, avaient accepté cette cécité de façon inconsciente, volontaire et accablante.
Au cours des siècles qui furent engloutis par l'éternelle monotonie de cet oasis oublié dans les profondeurs d'un abîme, jamais une curiosité, jamais une témérité, jamais un rêve n'avait osé, ni voulu défier ce rempart naturel, ni jamais une imagination fertile n'avait pressenti qu'il puisse couvrir autre chose qu'un vaste vide. Cette existence aveugle, ridicule et misérable de prisonnier était si confortable, si paisible, si réconfortante, l'absence d'horizon donnait aux villageois une telle impression de sécurité et de paix que même le plus absurde ou le plus hardi des hommes n'aurait jamais consenti à s'aventurer au delà de cette cage. Bien entendu, aucun habitant de cette contrée n'avait réfléchi à cela concrètement, mais il est certain que cette attitude de méfiance non révélée et presque indifférente vis-à-vis de l'extérieur était tacitement et inconsciemment assimilée.
Le village, à vrai dire, n'avait pas changé depuis sa création, c'est-à-dire depuis la nuit des temps. Il s'était figé dans un immobilisme lié à son isolement, un immobilisme presque pétrifié. Chacun vivait médiocrement entre un travail simple et routinier et une petite maison rudimentaire et fade. Aucun remous, aucune intempérie, aucune crise! Un monde minuscule et fermé en somme, sans passé, sans avenir, sans mémoire, sans espoir, un présent continuel et unique, une grisaille sans fin, une histoire qui se résumait en quelques moeurs, quelques rites, quelques noms.
La bourgade située en plein centre de la vallée, à cheval sur les deux rives de la rivière et baignée, au nord, par les eaux paisibles d'un petit lac, comptait deux ou trois mille habitants tout au plus. C'était un grand hameau aux ruelles pavées, aux murs de pierres, aux toits de chaume. Suite à un décret de l'un de ses premiers maires, les constructions devaient être toutes similaires, afin d'éviter les convoitises et les disputes entre voisins. Des maisons basses, des façades muettes et grises, des portes et des volets généralement clos assourdissaient le silence de ces rues étroites et souvent désertes. Ici et là, à l'angle d'une maison, au fond d'une impasse, à un croisement, le murmure d'une fontaine alimentait en eau tout un quartier.
Les intérieurs étaient pratiques, austères, presque sévères. Derrière la porte d'entrée, une cuisine sombre avec une large cheminée précédait deux modestes pièces dont les fenêtres donnaient sur une arrière-cour. Ce petit lopin de terre, où poules et lapins s'entassaient dans des clapiers sordides, permettait à une famille d'organiser un potager. À côté de chaque maison, il y avait un hangar où les artisans ouvraient leur atelier, où les épiciers recevaient leur clientèle et où les pêcheurs salaient et conservaient leurs poissons.
La place centrale où régnait une fontaine solitaire au milieu d'un cercle de vieux platanes concentrait autour d'elle les bâtiments officiels: la mairie, le commissariat de police, la caserne des pompiers, l'hôpital et l'église. Leur architecture était simple, presque pragmatique, sans solennité, sans prestige, sans rien de superflu.
Parmi ces édifices, un amphithéâtre tombait lentement en ruine. Pour chasser la lourdeur et l'ennui, les villageois y célébraient, de temps à autres, quelques fêtes insipides qui se terminaient aussitôt commencées, après le discours têtu d'un curé gras et satisfait, les acclamations sans enthousiasme d'un magistrat repu et les sourires sans grâce d'une humble paysanne. Parfois, on y dansait un peu, sur une piste de gravier entourée de lampions, de guirlandes et de banderoles, mais cela n'était pas fréquent, car les musiciens avaient mauvaise réputation au fond de ce trou. On pensait d'eux qu'ils vivaient de paresse et de futilités et on leur signalait aigrement qu'il y avait fort à faire aux champs avec une houe ou à l'atelier avec un maillet pour perdre son temps sous un arbre avec une guitare. Cela n'avait certes aucun fondement, mais, au village, les différences mêmes insignifiantes, étaient vouées au rejet. Du fait de ce climat quelque peu hostile à leur art, il va de soi que les musiciens n'étaient ni très nombreux ni très doués.
Non loin de l'amphithéâtre, le lac se rétrécissait abruptement et se transformait à nouveau en rivière.
Alors, sur la rive droite du torrent, au sommet d'une petite colline légèrement boisée, s'élevait le quartier cossu du village. Les demeures des personnalités éminentes, telles que le maire, le prêtre, le commissaire ou le trésorier, s'y trouvaient dispersées dans un environnement qui se voulait grave et réservé. Ces quelques maisons-là échappaient aux normes rigides qui régissaient l'architecture du bourg et exhibaient quelques maladroites tentatives de splendeur.
Puis, tout autour du village s'étendaient les champs de céréales, les cultures maraîchères, les vergers, les vignes et les pâturages. Quelques petits bosquets les parsemaient et offraient aux moutons et aux chèvres un refuge sommaire les jours de pluie; de hauts silos tout droits signalaient la présence des granges et des fermes; des moulins à eau bordaient le cours sinueux des ruisseaux; des chemins de terre sillonnaient la campagne.
Puis tout autour de la campagne, la paroi rocheuse, la muraille, vertigineuse et infinie.
Arthur était né dans cet univers figé, glacé, sculpté. Il était le plus jeune fils d'une famille d'honnêtes commerçants respectables et respectés. Ses deux frères, marchant sur les traces du père, participaient activement des affaires, chargeant et déchargeant les charrettes, recevant la clientèle, sélectionnant les marchandises. Sa soeur, l'aînée des quatre, s'était mariée à l'âge de quinze ans et avait aussitôt quitté le domicile paternel pour s'en aller vivre avec son époux, tonnelier de profession.
Arthur était un garçon maigre, à la figure mince et au teint pâle. Sous ses longs cheveux noirs et ondulés qui tombaient sur son front et lui couvraient toute la partie supérieure du visage, on pouvait deviner des yeux marron obscurs, dont le centre, autour de la pupille, s'illuminait d'une fine ligne jaune. Son regard acquerrait ainsi une connotation singulièrement douce, vive et mystérieuse qui renforçait l'aspect rêveur de cet enfant.
En grandissant, Arthur avait développé un caractère fort étrange qui ne manqua pas d'inquiéter ses parents. Dès tout petit, le garçon avait manifesté une absence continuelle, comme si rien n'existât autour de lui, pas même ses proches. Il passait des heures sur son lit à contempler le plafond ou s'évadait de la maison pour se cacher dans les hautes herbes d'un pré et là, coucher sur le dos, à même le sol, il s'oubliait immobile, son regard obscur et vif cloué sur le ciel. Il semblait y monter par les sentiers mélodieux qui s'ouvraient en éventail et jaillissaient du bec d'un petit pipeau qu'il s'était lui-même construit avec la tige d'un roseau. Sa mère se préoccupait de le sentir fuyant et lointain, toujours perdu dans un silence empli d'inconnu et, lorsque la pauvre femme le découvrait, assis sur la plus haute branche d'un arbre, son regard étincelant posé sur les nuages, son visage de bambin illuminé par une avidité folle, par des aspirations secrètes et des idées inquiétantes, elle sentait une terreur profonde l'envahir.
A vrai dire, Arthur montra très vite qu'il n'était pas de ce monde-là. Ses petits camarades craintifs le fuyaient ou le poursuivaient d'une hostilité méfiante, ses voisins l'observaient du coin de l'oeil et commentaient en chuchotant ses moindres gestes d'un ton outré ou suspicieux, son maître d'école, exaspéré par sa distraction, le renvoya ne parvenant à tirer de lui rien de bon. Ses parents résignés le laissèrent alors à ses mystères et le village entier s'étonna de cet enfant bizarre qui déambulait sans but dans ses rues comme un parfait étranger venu d'on ne sait où et qui semblait même n'être jamais vraiment arrivé.
Fort inquiets, les parents d'Arthur décidèrent de consulter le curé, afin d'obtenir quelques bons conseils susceptibles de redresser le comportement insolite de leur enfant. Le prêtre qui connaissait déjà le cas du fait des commérages et des histoires qu'on lui avait rapportées, leur recommanda vivement la prière et les offrandes. Mais dès que le père et la mère eurent quitté l'église, il se dirigea promptement au commissariat pour y informer l'officier de la visite qu'il avait reçue ce matin-là.
Le commissaire l'écouta attentivement en se grattant du doigt ses épais favoris. Une moue de mécontentement tordait ses lèvres et ses yeux s'écarquillaient de courroux et de stupeur. Il va sans dire, qu'il promit d'ouvrir l'oeil et le bon, puis, sans tarder, il se rendit à la mairie où il eut un long entretien avec le maire et son trésorier.
Le lendemain, les trois fonctionnaires se rendirent chez Arthur pour converser de la situation. Sur un ton froid et presque menaçant, ils conseillèrent aux parents de retenir dans sa chambre ce garnement et de ne pas le laisser errer sans raison ni contrôle dans les rues, car cela pouvait fort mal se terminer. Le trésorier, quant à lui, crut bon de suggérer à la famille le travail comme remède efficace pour ce garçon étourdi et louche. Puis il se lança dans une longue diatribe contre l'oisiveté source de tous les maux, de tous les vices, qui favorisait la déchéance morale et précipitait la société dans la pauvreté, la corruption et le crime.
Quand les trois magistrats repartirent, le père et la mère totalement consternés considérèrent urgent d'emmener leur fils à l'hôpital, afin de l'y faire soigner. L'oncle d'Arthur qui était médecin accepta d'ausculter son neveu et, à la suite de cet entretien, déclara, comme il est d'usage lorsque l'on se trouve confronté à sa propre ignorance, que l'enfant était anormal et que l'on ne pouvait rien faire pour lui. Cette nouvelle écrasa l'entourage d'Arthur de honte, d'amertume et de frustration et, progressivement, on l'abandonna sans s'en apercevoir, le laissant errer dans ses songeries, courir les campagnes et hanter le village de son incroyable originalité.
C'est ainsi qu'à l'âge de dix ans, le petit garçon acquit une totale liberté qui le précipita dans son monde intérieur, ce monde qui était déjà bien plus large, plus vaste et divers que cet environnement cloîtré.
A quatorze ans, à l'âge où les autres adolescents quittaient l'école pour apprendre le métier de leurs parents, ce métier qui se perpétuait de génération en génération, Arthur, qui ne savait toujours pas lire, passait ses journées solitaires au bord du lac ou de la rivière à pêcher, à rêver et à faire chanter sa flûte. Il ne semblait pas remarquer son isolement, ni sa différence et s'oubliait de longues heures emporté par les rêveries, la contemplation de la nature et la fantaisie. Les passants qui le surprenaient, s'effrayaient de l'entendre parler tout seul, ou se moquaient des longues conversations qu'il maintenait avec les fleurs ou les oiseaux. Rien pourtant ne semblait perturber Arthur, souriant malgré les railleries, absent au milieu des reproches.
Il aimait particulièrement s'isoler sur une petite crique de la rive droite du lac, un endroit silencieux, caché par un bois de chênes, qui le protégeait des regards et des sarcasmes. A l'abri entre les rochers, loin des curieux, il se sentait à l'aise et libre de laisser vagabonder ses pensées.
C'est là qu'un matin, alors qu'il pêchait insoucieux, une idée qui devrait plus tard changer sa vie et aussi celle du village lui vint subitement. Il était allongé sur la grève quand son regard descendit des nuages et, privé de liberté, se posa sur la muraille. Il observa le mur longuement et profondément, ses yeux surpris paraissaient poursuivre quelque chose de vague et inaccessible qui tardait à se dévoiler. Ses sourcils se froncèrent, son nez se plissa, sa bouche eut une légère moue... Puis soudain son visage s'éclaira d'un sourire brillant:
"Il doit bien y avoir quelque chose là derrière!" s'écria-t-il.
Cette pensée lui parut si nouvelle, si insolite, si extravagante qu'une frénésie de découverte et d'exploration s'empara de lui. Son monde entier se projeta sur la paroi comme sur un écran et, l'instant d'une illusion, il perça une brèche énorme dans l'enceinte de pierre, une brèche qui l'autorisa à jeter un regard ébahi au dehors, vers l'horizon, le premier horizon qu'il n'eût jamais vu.
Oubliant son matériel de pêche, il se rendit immédiatement au pied du précipice. Il marcha longtemps ce jour-là, longeant la muraille en quête d'un éventuel passage. Une foule d'idées se bousculait dans sa tête, un monde encore insoupçonné, vierge et pur où les plus infimes détails revêtaient l'habit éblouissant du nouveau, de la découverte, de l'aventure, un monde d'absolu, sans barrières, sans banalités, beau et immense comme un ciel, s'ébauchait dans son esprit et tourbillonnait, paré de mille couleurs, illuminé de mille feux, sublime de mille surprises fascinantes. Il ne savait pas encore ce qu'il allait faire, mais dans son ventre, il sentit grandir, comme une soif tenace, l'avidité de voir plus loin, de dominer et de vaincre l'obstacle, de le dépasser pour aller embrasser d'abord le ciel, puis l'autre versant du mur et enfin la vie, la vérité, la liberté...
Arthur, sans le savoir précisément, avait toujours souffert de sa solitude qu'il vivait aussi bien comme un exil que comme un enfermement supplémentaire, indistinct et inexprimé. Égaré dans des rêves trop larges pour les limites étroites de sa réalité, il suffoquait, écrasé par l'impossibilité de trouver un espace à la mesure de son imagination, propice à son émancipation et ouvert sur l'avenir. C'est pourquoi, l'adolescent, tout naturellement, aimait la liberté que lui offraient les songeries au milieu de cette prison de granit. Il trouvait en elles les vérités secrètes, les beautés inépuisables, les découvertes éternelles que lui refusait l'absurde enclos dans lequel il croupissait. Ses rêves brisaient les barreaux de sa cage brumeuse et profonde, outrepassaient les frontières pétrifiées et ne s'arrêtaient que lorsqu'il en avait imaginé d'autres plus fous, plus grands, plus infinis. Emprisonné dans cet univers minuscule, incompris, exclu, frustré par l'indifférence craintive du village, il sentait qu'il aspirait à l'éblouissement absolu au beau milieu de l'absolu médiocrité. Aussi la folie imprévue qui l'avait assailli ce jour-là se présenta-t-elle comme un accès direct et généreux vers un autre monde qu'il invoquait, à présent, de tous ses voeux.
Lorsqu'il rentra chez lui, tard le soir, sa famille remarqua que le jeune homme vibrait d'une flamme nouvelle et que le calme distant et froid qui l'entourait quotidiennement s'était brusquement volatilisé. Une fièvre obscure brûlait dans ses yeux noirs et son silence habituel paraissait maintenant étouffer à grande peine les cris qui retentissaient dans sa tête. Tant ils savaient que cela serait inutile, ses parents n'essayèrent pas même de le questionner, mais soucieux de ce changement brusque, ils discutèrent toute la nuit sans parvenir à trouver une explication, une solution ou au moins une possibilité d'approche.
Les jours qui suivirent, Arthur les passa à errer autour du village dans un va et vient continu et frénétique, le regard longeant le mur, les poings serrés dans ses poches, le coeur explosant d'impatience, le cerveau en proie à la confusion de l'étonnement, du désarroi et de l'espoir:
"Je suis sûr que le monde est plus large que ce puits sombre et misérable, se répétait-il, il est vaste et géant. J'en suis certain. La différence existe là-bas, de l'autre côté, le soleil y vit... Et ce trou ridicule et gris n'a certainement pas sa fin ici."
Toute sa résignation, son absence triste, son imagination florissante et stérile s'étaient transformées en une obsession ardente, en un rêve qui ne se satisfait plus d'être simplement rêvé, mais qui se débat dans ses chaînes pour devenir enfin une éblouissante vérité. Alors son âme s'envolait plus haut encore que la montagne et partait déjà découvrir et inventer cet espace aux contours infinis, ce royaume cachant des trésors merveilleux, des secrets fabuleux, des légendes imprévisibles. Et Arthur se surprenait à s'imaginer en pleine conquête de cet autre monde, laissant derrière lui cette triste, récurrente et coercitive monotonie. Lui, il voulait exploser pour que ses illusions inondent la terre, pour qu'elles se répandent, pour n'être jamais une prison aux murs de chair. Enfin libre! Aux oubliettes les habitudes, l'enfermement, le cloître, les sentiers bouchés, la pâleur blême du ciel, ce pays de malheur où rien ne changerait jamais, où la vie se résumait à l'existence, où l'espoir n'était que la volonté enragée de rester aveugle et où même l'amour était pitoyable et faisait bailler!
Pour la première fois, il éprouva de la haine, du dégoût, de la colère; il déborda de mépris pour ses semblables, pour ces créatures insipides, bornées et stupides, toujours satisfaites, toujours effrayées. Il perçut la montagne comme un ennemi féroce et obstiné. Alors, il tapa du poing sur la pierre de la muraille comme pour la briser, comme pour y ouvrir une brèche et s'y frayer un passage. Ses mains s'écrasaient sur la paroi et saignaient amèrement, ses yeux trahis par la douleur libéraient des larmes. Hurlant de dépit, il tomba à genoux:
"Je veux voir!"
La montagne cloîtrée dans sa froideur monumentale lui répondit alors:
"Tu ne verras pas Arthur, il t'est interdit de voir. Tu ne sauras jamais quelles âmes cache mon corps, ni quels mystères. De toute façon à quoi bon le savoir? N'es-tu pas bien ainsi? Pourquoi veux-tu absolument atteindre des vérités improbables? Ton existence pourrait être bien agréable, si tu ne te tourmentais pas tant. Va-t-en imbécile! Retourne avec tes semblables qui ont toujours su me remercier de les protéger de l'inconnu, du vide et du monde! Que veux-tu voir? Il n'y a rien à voir... la vérité n'existe pas. Tout n'est qu'un rêve, un simple rêve, une illusion qui s'écrasera immanquablement contre moi, la gardienne de vos habitudes, de votre calme, de votre paix. Tais-toi, pauvre infirme, pauvre fou! Il n'y a pas d'horizon, il n'y a pas d'autre monde, il n'y a pas d'espoir. Et la liberté que tu invoques comme une déesse n'est rien d'autre qu'une parole posée sur une lubie vague et insensée. Cesse donc de geindre, cesse donc de pleurer! Cesse donc de croire! Tout est toujours pareil, il n'y a pas d'ailleurs. Au delà de mes remparts, il y a d'autres murs peut-être plus hauts, peut-être plus solides, peut-être plus terribles que les miens... D'autres abîmes, d'autres précipices attendent et guettent tes pas... Je préfère t'avertir, si tu essaies de fuir de cette prison paisible, d'autres barreaux t'enfermeront, eux aussi, aussitôt."
Arthur s'effondra, bouleversé, écrasé de rage.
Il essaya d'oublier son plus grand rêve, de l'enterrer dans ses anciennes habitudes. Il retourna pêcher au bord de la rivière, tâcha de couvrir le murmure de son âme avec la mélodie amère de son pipeau, mais ses yeux revenaient inexorablement vers ce mur droit, rigide et moqueur.
C'est à cette époque qu'Arthur rencontra une jeune bergère nommée Louise. C'était une jolie fille aux cheveux blonds et lisses, aux joues roses, aux dents blanches, aux lèvres fines, aux yeux superbes et clairs. Bien qu'adolescente, les courbes de son corps annonçaient déjà l'éclosion d'une femme pleine de santé et de force. Elle avait en outre un caractère jovial et raisonnable que la nature avait vivifié d'une pointe de franchise.
Elle s'était aventurée près la rivière afin d'y faire boire ses moutons, quand elle aperçut le garçon assis par terre, la tête enfoncée dans ses bras croisés, dont les coudes reposaient sur les genoux. Il était complètement absorbé par ses pensées et n'avait pas remarqué la présence des animaux et de leur gardienne. Elle s'approcha de lui, s'assit à ses côtés et le salua d'une voix rieuse qui trahissait à la fois sa curiosité et sa bonne humeur. Bien qu'il fût habitué à la solitude, cette présence ne le dérangea pas. Il y eut un moment de silence durant lequel Arthur observa Louise qui s'amusait à faire des ricochets dans l'eau et riait bruyamment chaque fois que les galets qu'elle lançait atteignaient l'autre rive. Il semblait l'évaluer et dut juger finalement nécessaire de chercher dans cette fille un chemin qui l'éloignât de son rêve, car il la salua timidement à son tour.
Ils parlèrent de choses et d'autres, mais, peu à peu, les paroles d'Arthur laissèrent entrevoir ses espérances et filtrèrent son grand rêve fou.
C'est ainsi que Louise connu et s'intéressa à ce rêveur si singulier, si hors du commun et si incompréhensible, qui semblait parler tout seul, qui n'écoutait que rarement ce qu'on lui disait et qui s'absentait dès que ses mots prenaient un ton fiévreux, lointain et vague.
Elle revint le voir, d'abord de temps à autres, puis régulièrement et enfin tous les jours. Une sorte de complicité s'installa entre eux, lentement, au cours des mois suivants, un lien spécial et tendre, doux et insouciant. Il osa alors évoquer clairement ses espoirs, son projet, cet autre monde qui existait et qui ne voulait pas se montrer. Exalté, il lui raconta sa tentative vaine de traverser la muraille, insista sur la conviction qu'il avait d'y parvenir un jour. Il accusa le mur de tous les maux du village et, enhardi par l'attention qu'on lui prêtait enfin, il promit de le vaincre un jour, de le mettre à ses pieds et de contempler du haut de son sommet le vaste monde que le rempart protégeait avec arrogance.
Louise l'écoutait séduite et étonnée. Elle n'avait jamais pensé à tout cela et même maintenant, cela lui paraissait un peu absurde et inutile. Néanmoins, elle aimait entendre la voix d'Arthur, elle trouvait un charme à la fois sombre et lumineux dans ses paroles étranges et passionnées, lourdes d'anxiété, de révolte et d'angoisse. Elle admirait sa détermination, appréciait sa tendresse, respectait ses colères géantes, dévastatrices, hargneuses. Sans doute, elle s'effarait parfois de le savoir si différent ou le considérait ridicule et excessif quand son originalité devenait trop démesurée et obsessive. Elle riait alors de bon coeur et lui, un peu vexé, un peu confus, souriait pour dissimuler sa gêne, contrarié cependant de n'avoir pas su transmettre sa foi.
Si Louise éprouvait pour Arthur une sympathie amusée et une fascination inquiète, l'adolescent en revanche commençait à découvrir un sentiment particulier en présence de son amie, un sentiment qui le poussait à désirer qu'elle fût là, une espèce de gratitude, car quelqu'un l'écoutait enfin et surtout le croyait. C'était si nouveau, si merveilleusement nouveau, qu'il ressentait le besoin urgent de confirmer ce qu'il vivait, chaque fois que la jeune fille s'absentait.
Un jour qu'ils marchaient près du mur, Arthur commença à parler de cet air si insolite qui envoûtait Louise:
"Si je pouvais, ce n'est pas là-bas que j'irais, c'est encore plus loin, c'est encore plus haut. Je ne sais pas exactement pourquoi... mais je dois partir. Tout est pétrifié ici, tout n'est que muraille, même l'amour, même le temps, même la vie. Il est toutefois tellement nécessaire de croire, à tort sûrement, que plus loin, là-bas, vraiment tout là-bas, c'est bien. Je sais, je sais! Il n'existe aucun là-bas, ni aucun plus loin... Ici ou ailleurs, tout est pareil, mais si l'on ne croit plus, si l'on ne cherche plus, si l'on ne rêve plus... Que reste-t-il? Rien! Seulement ce trou insupportable, lourd et triste. Non! Je m'y refuse! Il est tellement indispensable de croire, de croire envers et contre tout, que la différence existe, que le nouveau et le beau nous attendent, qu'ils sont là, juste là, tout près peut-être! Qu'il suffirait de tendre la main pour les caresser du doigt... Même si chaque seconde est une preuve irréfutable qu'en dehors de l'horreur banale, de la médiocrité inévitable, des turpitudes plates il n'existe rien, rien, absolument rien... Louise, il nous faut croire, parce que croire c'est aimer. Alors je partirai, seul sans doute, mais je marcherai vers mon "ailleurs". L'important n'est pas de trouver! Qu'importe le succès! Le geste seul compte! Sa beauté, même éphémère, même inutile, son élégance est dans la foi tenace qui l'anime; cette foi qui tuera le geste, comme elle lui a d'abord donné la vie. Il faut aimer par pur goût de l'amour, plutôt que par négligence ou par habitude, aimer sans rien attendre en retour, sans espérer plus, mais aimer, parce que l'on a besoin de se libérer. Et tant pis, si cela nous tue, car en échange de la mort inexorable, nous aurions gagné une parcelle d'éternité."
Louise ne comprit pas tout ce que cette voix tremblotantes avait dit, mais elle se sentit émue et charmée. Entremêlés dans la flamme sombre de ces propos, elle devinait à la fois un trouble amère et furieux, une énergie créatrice et passionnée, une colère résignée et une volonté chargée d'espoir, quelque chose de doux et de douloureux. Elle lui saisit la main et la serra fort dans la sienne.
Pour Arthur, la présence de la bergère fut un don du ciel qui éclaira sa vie. Il aimait sa compagnie et même celle des moutons. Grâce à eux, son existence avait enfin un sens, une raison pour laquelle attendre et espérer le lendemain. Il s'était habitué à les accompagner tous les jours, à jouer du pipeau pour son amie, à l'amuser avec des plaisanteries originales, à courir derrière les brebis et les agneaux quand ceux-ci s'égaraient.
Très inspiré, un matin, il leur donna même un nom à chacun:
"Celui-ci, tout noir et de mauvaise humeur, nous l'appellerons Charbon... Par contre, celle-là, toute blanche et ébouriffée se nommera Nuage. Le maigrichon maladroit et distrait qui est toujours à la traîne me ressemble trop. Son nom sera Arthur, comme moi. Et pour que tu ne te fâches pas, cette brebis si gentille, si docile et si peureuse portera ton nom, La Belle Louise..."
Des rires limpides égayaient sans cesse les pas de ces deux adolescents qui battaient les sentiers bras dessus, bras dessous, en plaisantant et en chantant.
Au loin, la muraille semblait les surveiller.
Le temps passa et la relation d'Arthur et de Louise se fit inévitablement connaître. Cela posa quelques problèmes sérieux, les parents de la jeune fille ne voulant pas la voir vagabonder avec ce fantôme déluré, ce pauvre fou, ce fainéant extravagant. Il y eut des disputes, des reproches, des cris, des menaces et des larmes. Son père, un gros paysan bourru, lui défendit formellement de retourner auprès d'Arthur. Inquiète, sa mère parla de dénoncer ce garnement au commissaire, ses frères promirent de donner une bonne raclée à ce sauvage, alors que son oncle, plus conciliant, proposa d'embaucher Arthur dans sa menuiserie pour balayer la sciure. Cependant, comme il fallait bien que quelqu'un garde les moutons, ils furent obligés de la laisser sortir encore et, évidemment, elle retourna voir son ami. Louise continua donc à se promener avec lui tout en affirmant qu'elle ne le voyait plus. Hélas, son mensonge ne tarda pas à être découvert et les deux jeunes gens furent contraints de se cacher pour s'aimer.
Louis avait accédé au monde des rêves en compagnie d'Arthur. A présent, au fond de quelque fourré, comme dans un cocon douillet et protecteur, ils passaient des heures entières à voyager en pensées, à imaginer d'autres mondes, à créer mille aventures et à se cajoler. Elle était heureuse et lui aussi l'était. Il avait réussi à diminuer sa fièvre et à verser sa passion sur cette gentille bergère si inattendue, si belle, si fraîche, si complice.
A vrai dire, ils auraient été parfaitement satisfaits, s'ils n'avaient pas vécu dans la crainte constante d'être surpris dans leurs cachettes et de voir ainsi leur amitié à jamais détruite par la famille et les relations. Pour la première fois, Arthur sentait directement et cruellement le poids de sa différence ainsi que la force du rejet qu'il provoquait. Quand il abordait ce sujet avec Louise, il devenait amer, ses mots prenaient un ton acerbe et la bergère, qui généralement aimait l'écouter, souffrait alors de la détresse de son ami. Comme noyée par une musique solitaire et triste, elle entendait les mots sortir de ce coeur blessé en un filet de voix étranglé et sourd:
"Regarde ces gens, ils sont bien plus morts que les cadavres du cimetière. Ils habitent depuis toujours ce monstrueux tombeau, sans même s'en apercevoir. Ils n'y vivent pas, ils y pourrissent. Ils ont peur et se méfient de tout, la terreur les a ensevelis. Et ils s'en accommodent volontiers les poltrons. Ils se terrent dans l'ombre comme des vers, tant ils craignent la lumière. Ils sont tellement crispés d'effroi qu'ils en viennent à vénérer leur prison, parce qu'elle ne laisse entrer personne. C'est grotesque! A force de confondre la paix et l'ennui, ils n'osent même plus ouvrir les yeux et au lieu de respirer, ils baillent. Il semblerait qu'à leurs fenêtres, ils aient installé des miroirs en lieu et place de vitres, pour ne pas voir au dehors, pour s'assurer qu'ils ne contempleront du monde que leur propre image. Quelle lâcheté! Quel égoïsme! Quelle médiocrité!"
S'oubliant dans un silence attentif empli de compassion, elle ne disait rien. Sa nature curieuse et aimable l'attirait vers ce garçon quelque peu farouche et intrépide. Une envie terrible de l'embrasser et de le consoler l'envahissait quand elle le sentait maussade et torturé. Pourtant, lorsqu'Arthur parlait de partir, de tout quitter sans regarder en arrière et de l'enlever pour l'emmener avec lui, elle devenait soudain grave. Son regard s'assombrissait, son sourire s'effaçait et, comme revenue à la réalité, elle se levait pour s'éloigner immédiatement en promettant de revenir bientôt. Il suffisait qu'il touchât le sujet pour transformer l'expression gaie de Louise en une grimace fermée et froide, comme le marbre. Ses yeux se chargeaient de reproches, d'inquiétudes et de colère, son attitude devenait aussitôt sérieuse et roide. Et il avait beau s'élancer dans de longues explications, elle restait hermétique, piétinant d'impatience et de contrariété, avant de lui couper sèchement la parole:
"Je dois rentrer mes moutons, à demain!"
Aussi, Arthur essayait-il prudemment d'éviter ce thème, mais souvent, il s'emportait et les mots finissaient par jaillir de sa bouche comme un torrent incontrôlé.
Au fond, il ne la comprenait pas. Le départ ne l'avait jamais angoissé, lui, bien au contraire! L'idée de rester enfermé dans ce trou le rendait fou et le terrorisait, mais partir... Ah partir! C'était enfin se libérer. Que devaient-ils craindre?
Beaucoup de temps s'était écoulé sans qu'Arthur retrouve sa solitude, si bien que lorsqu'un jour son amie ne vint pas comme à son habitude, il s'étonna de se sentir seul. Il n'eut d'ailleurs pas besoin de réfléchir énormément pour comprendre qu'ils avaient été vus ensemble et que, furieux, les parents de la bergère lui avaient interdit de sortir. Cela se confirma même, quand il aperçut l'un des frères de Louise mener le troupeau. Il s'approcha et tenta de lui parler, mais il fut accueilli par une pluie de menaces, d'injures et de pierres.
A sa solitude, s'ajoutèrent alors rapidement la froideur de l'isolement et la pesanteur d'une méfiance accrue. La sensation désagréable d'être épié à chaque minute désormais le poursuivait. Il ne pouvait aller pêcher sans qu'un promeneur ne passe dix fois derrière son dos, il ne pouvait s'asseoir sous un arbre sans qu'une commère ne l'observe longuement du coin de l'oeil, il ne pouvait faire chanter son pipeau sans qu'un ricanement ne l'interrompe. Le village paraissait toujours être sur ses traces, soupçonneux, vigilant et strict.
Dans ces circonstances, Arthur ne savait pas quand il pourrait revoir Louise et cela le tourmentait et le confinait dans une souffrance intolérable. Il tâcha de surprendre la silhouette de la jeune femme derrière sa fenêtre, le soir, en errant autour de sa maison pendant des heures, mais la vie même paraissait avoir déserté ce lieu. Une nuit qu'on l'aperçut rôder ainsi, un voisin le chassa à grands cris, un chien aboya furieusement, des volets grincèrent et claquèrent violemment. Arthur entendit qu'on hurlait son nom accompagné de paroles haineuses et vulgaires. Harcelé, repoussé, effrayé, au bout de deux longs mois, il se résigna et essaya de retourner à ses anciennes habitudes.
A force de réfléchir à deux, de partager ses douleurs, ses espoirs et ses joies, le garçon avait réussi à estomper, sans l'abandonner vraiment, le désir brûlant de briser cette cage et de fuir vers un autre monde. Mais, à nouveau confronté à lui-même, il comprit, peu à peu, à quel point il n'avait jamais rompu son enfermement et à quel point ses rêves de liberté, d'infini et d'absolu n'avaient jamais disparu. Étonné, il eut l'impression de les avoir mis de côté, de les avoir cachés pour essayer de les oublier, mais, finalement, ils avaient continué à palpiter en lui et l'avaient suivi, le tiraillant de loin, l'appelant du fond de son âme, comme une lave souterraine et violente qui cherche un cratère pour jaillir et exploser.
Et ce jour-là, il explosa. Arthur sentit l'appel enragé de cet autre monde auquel il aspirait le déchirer, l'enlever, le frapper. Il courut au pied de la muraille grise, solide, fermée et dans un élan d'intrépidité folle, de passion rageuse, il commença à l'escalader, s'agrippant à de petites aspérités, enfilant ses doigts dans des fissures, s'accrochant à des excroissances fragiles. Les larmes brûlaient ses joues, mais il grimpait et grimpait et grimpait encore. Furieux, avide, anxieux, son coeur se soulevait et rugissait. Il se répétait que tout était possible, qu'il fallait essayer, que faire le premier pas, c'était déjà partir... Et Arthur surpris constatait avec une joie emplie de colère qu'il avançait, que la terre s'éloignait de ses pieds, que la cime des arbres était déjà sous lui, que les objets rapetissaient petit à petit, à mesure qu'il gagnait de l'altitude.
"Alors, il est facile de te vaincre maudite prison, il est aisé de te dépasser, de partir, de t'oublier. Regarde comme je m'élève et comme rien, rien ne me retient!
- Ah! Vraiment? Rien ne te retient?" Demanda la muraille.
Dans l'esprit du garçon, l'image de Louise revint, omniprésente, puissante, pesante. Il se sentit fléchir, le doute le freinait. Abattu, déçu, il décida de redescendre, retenu par des miracles fragiles. Partir sans voir son amie, c'était la trahir. Il attendrait donc et ils partiraient ensemble, les deux, vers leur ailleurs. Il l'emmènerait, car elle était, elle aussi, une partie de ses rêves. Et maintenant qu'elle avait vécu et souffert leur séparation imposée, elle comprendrait bien la nécessité impérieuse de partir, elle l'accepterait, il n'y avait pas d'autre choix. Oui, il l'attendrait et ils s'en iraient tous les deux à la moindre occasion. Sa victoire n'en serait que plus éclatante et son idéal plus absolu. Les chemins qui mènent au ciel sont si longs et tortueux pour celui qui y monte seul! Bien qu'il éprouvât une certaine déception et une très nette contrariété, il reconnut dans son geste un sentiment juste, généreux et noble.
Derrière lui la montagne grondait:
"Pauvre idiot! Ne me défie pas! Je n'aime pas les audaces vaines! Le jour où tu auras tout perdu, souviens-toi, lorsque tu seras terrassé à mes pieds que je ne suis pas seule et que, pour me vaincre, il te faudra d'abord surmonter des murs bien plus hauts, escarpés et solides que les miens."
Arthur retourna au village, la tête basse.
Trois semaines interminables s'écoulèrent, avant qu'il ne revoie par hasard Louise. Le jeune homme était assis sur un banc de la place centrale, près de la fontaine, il regardait l'eau qui coulait fraîchement, quand soudain il aperçut Louise qui passait d'un pas pressé. Elle avait maigri, ses yeux avaient perdu leur lumière et s'abandonnaient dans un regard vague et las, ses joues jadis roses exhibaient à présent le teint gris -pâle et sombre- de la muraille.
Le sang d'Arthur se glaça, il se leva aussitôt, jeta un rapide coup d'oeil autour de lui pour s'assurer qu'elle était seule, se dirigea vers elle en courant et la rattrapa. Elle sembla ne pas le reconnaître.
"Louise! Que t'est-il arrivé? Questionna Arthur.
- Il va falloir que nous nous voyions moins... Répondit-elle doucement.
- Pourquoi?
- Pourquoi! Allons, tu le sais bien. On ne peut vivre de bêtises et de jolis mots... Les moutons, ça mange, ça a froid. Quelqu'un doit les garder et les mener du pâturage à l'enclos, pour après pouvoir les tondre."
Il ne dit rien, son regard cherchait désespérément sur le visage de son amie un signe complice, une supplication, une prière. Mais il n'y lisait qu'une résignation ferme, froide et fermée. Il y eut un moment de silence, elle cherchait ses mots, des mots sages, des mots de regret peut-être, mais d'adieu sans doute:
"Il faudra bien que tu trouves ta place, Arthur, une place qui ne se trouve pas au bord de la rivière, ni au pied de la muraille. Il te faudra avoir quelque ambition, tu ne peux pas passer ton existence à imaginer des sornettes. Ouvre donc les yeux et descends à terre. La survie est une guerre de chaque instant, une bataille quotidienne pour le pain, pour le feu, pour le logis. Il ne suffit pas de rêver. Est-ce que tes rêves te donnent à manger? Il est bien simple de vouloir partir, ce qui est difficile c'est de rester et d'assumer qu'il y a ici une place qui nous est réservée, que nous devons occuper pour que tout ceci puisse continuer, pour que l'engrenage ne grippe pas, pour que l'existence de notre village soit assurée. Ceci exige de nous un sacrifice, le renoncement et l'acceptation des choses telles qu'elles sont. Le monde est bien trop périlleux, bien trop menaçant, vois donc la chance que nous avons de vivre à couvert des tempêtes. Oh Arthur! Viens avec moi, faisons de nos vies quelque chose de simple et de doux, quelque chose d'agréable et de sûr. Pourquoi chercher plus loin? Construisons un monde ici, à nous deux, sans poursuivre des rêves impossibles et délirants. Si tu acceptes de rester, mon oncle te trouvera un travail. Je te l'assure, il me l'a dit, lorsqu'il a vu que j'avais de la peine. Tu gagneras la confiance de ma famille petit à petit. Tu pourras devenir quelqu'un de bien et de respecté. Nous nous marierons, nous aurons des enfants, tu les verras grandir et devenir forts. Ils porteront ton nom, ils apprendront ton métier avec fierté et les gens devront accepter qu'ils se sont trompés. Arthur, je t'en prie."
Il l'a regarda abasourdi. Son âme entière venait de s'aplatir au fond de ce puits. S'il avait imaginé que leur histoire devait prendre une tournure plus difficile, il n'avait jamais prévu ce qui, à présent, lui tombait dessus.
"Tais-toi! Tais-toi!" Murmura-t-il, la gorge nouée, le regard inondé de larmes, les mains tremblantes de dépit.
La colère montait en lui avec une force sourde et incontrôlable, comme emportée par un torrent de foi acharnée, de détresse révoltée et d'ivresse obscure et fiévreuse.
"Tais-toi! Je ne veux pas, je ne peux pas rester! Partir, tout est là. Partir! Alors je partirai dès demain! Et tant pis si tu te rends, tant pis si tu restes ici. Moi, je partirai! Je découvrirai ce monde qui m'attend et que j'attends depuis si longtemps. Je mettrai ce rempart absurde à genoux devant moi, je lui écraserai les doigts et la tête avec mes souliers. Et libérant mes yeux, je dévorerai du regard un monde neuf et vaste, je l'embrasserai de mes bras pour qu'il m'appartienne et pour lui appartenir enfin.
Ici, nous mourrons... Et je meurs déjà dans cet oubli éternel. Je ne veux pas de cette amnésie, je ne veux pas de ce vide profond qui, comme les plantes rupestres, s'alimente de ce rocher.
Je compte conquérir la vie, marcher tout droit devant moi, sans devoir aller et venir comme un fauve en cage, avancer encore et encore jusqu'à atteindre, jusqu'à saisir et serrer dans mes poings pour le contraindre à me suivre un rayon de soleil qui ne soit pas blafard. J'en ai assez de pourchasser du regard des rêves lointains, de les observer passer comme qui regarde fuir les nuages du fond d'une crevasse, sans jamais oser se lever pour les attraper. J'en ai assez de dessiner des lignes sur le sable pour m'imaginer l'horizon. Cela me rend malade, fou, méchant. Je partirai, j'irai où bon me semble, au delà de mes rêves sans plus attendre. J'envahirai tout l'espace, je respirerai des parfums insoupçonnés que le vent m'amènera de loin, j'admirerai des couleurs que l'on ne connaît pas, j'écouterai chanter et parler avec d'autres mots, je palpiterai chaque seconde, dans toute sa délicate beauté, comme une délivrance. Et j'irai plus loin encore pour visiter des parages que j'ignore, des étendues fertiles qui jaillissent de partout. Je rencontrerai d'autres voyageurs, des hommes et des femmes venus de pays où l'on vit à l'envers. J'aurai alors attrapé l'infini, Louise, et je forcerai l'infini à me connaître.
Qui te dit qu'un jour je ne revienne sur mes pas et que dans mon sac, je vous apporte un peu de tout ce que j'aurai vécu, vu et aimé? Qui sait!
Je ne peux plus attendre, attendre encore c'est mourir, mourir de peur ou mourir d'ennui... Pour moi, c'est égal. Je ne veux pas -Oh non!- devant mon tombeau, jeter un coup d'oeil par dessus mon épaule pour contempler le fil de ma vie et constater que mon dernier jour est identique au premier."
Il se tut essoufflé, haletant, encore ému de tout ce qu'il projetait. Louise ne disait rien, elle l'écoutait à peine, plus par obligation que par intérêt ou compassion. Au fond, sachant qu'il ne changerait pas, elle désirait le quitter et s'enfuir, pour laisser derrière elle ce moment pénible. Arthur reprit son monologue, comme absent:
"Je sais, c'est me mentir que de croire désespérément que ce que je ne trouve pas ici, je le trouverai ailleurs. La guerre est déjà perdue, peut-être, mais je gagnerai tout au moins une bataille. Ma seule victoire sera de partir, de vous laisser à votre paix de cimetière à votre repos éternel et d'aller d'un pas sûr vers ce qui sera sûrement ma défaite. Et alors! Si cela me plaît, si j'en ai besoin, si j'étouffe, si je m'asphyxie dans ce cachot au toit gris, aux murs gris, aux gens gris, si je veux voir enfin le noir ou le blanc, parce que le gris me noie, si je perds mon souffle à moisir ici en espérant un arc-en-ciel, est-ce que je n'ai pas raison de partir? La lueur des bougies m'aveugle, la pénombre me brûle les yeux, moi, je veux être ébloui! Il se peut que là-bas, de l'autre côté du mur, hors de cette prison, ma vie s'impatiente. Partir, partir, partir, même si l'on ne part jamais totalement, même si cela tue un peu, parce que rester, c'est mourir tout à fait.
Combien de mondes s'entrecroisent sur les chemins? Peux-tu me le dire? Combien de mondes différents peut contenir cet autre monde? Il doit bien y avoir de la place pour tous au delà de cette boîte où nous nous sommes enfermés. Je ne supporte plus les frontières, les limites, les barrières! Je hais les habitudes, les coutumes, les traditions, toutes ces foutaises que le village pose devant chacun de nos pas pour nous retenir, pour nous contraindre à rester, pour nous fixer dans les rouages d'une machine qui creuse l'abîme où elle prétend nous enterrer.
Louise, je n'en peux plus! Que faut-il que je fasse? Faut-il que je reste? Et après crever, crever dans cette boue, dans ce trou aberrant, tétanisé par la terreur d'ouvrir les yeux et de voir enfin l'horizon.
Où est le sens de tout cela? Quel but peut-on avoir ici? Élever des enfants, comme on mène les moutons de la prairie à l'enclos? Pour les tondre ensuite? Pour les condamner à la médiocrité, pour perpétuer cette comédie déplorable, pour qu'ils soient eux aussi contraints aux turpitudes et aux bassesses pour s'emplir la panse? Pour qu'ils puissent montrer avec orgueil un nombril au sommet d'un ventre plus rebondi que celui du voisin? Non! Je ne puis m'y résoudre!
Il y a des siècles que nous pourrissons ici, sans espoir, sans avenir, sans passé, sans présent, des siècles que nous répétons inlassablement les mêmes trivialités sans grâce ni envol, génération après génération. Je ne veux plus porter ce fardeau d'ennui, ni lécher comme une bête docile la chaîne qui m'attache la patte. Je veux aujourd'hui même mettre le monde sous mes pieds et avancer, je veux m'aventurer, peupler la terre, lui ouvrir le coeur pour lui respirer un peu l'âme, pour toucher du doigt la vérité, la seule, l'unique, la vraie, celle qui m'inondera de ses merveilles, de son sang pur, de ses mots sacrés. Oui, Louise la vérité, celle qui mérite que l'on meure pour elle... Et qui t'affirme que 'elle ne se trouve pas juste là, de l'autre côté de ce rempart qui loin de nous protéger nous, la défend, elle, de notre espoir et de notre curiosité?
Ici, mon amie, tout est bloqué, tout est déjà fini avant même d'avoir commencé, pour nous, pour toi, pour moi, pour tous. Il n'y a plus rien à découvrir ni à inventer, nos plus petits instants sont figés, sculptés, fossilisés."
Il se tut de nouveau. Louise, à présent, paraissait impatiente d'en finir. L'ennui de ces mots cent fois répétés lui pesait. Elle n'y trouvait plus le charme d'autrefois, dès lors qu'ils voulaient rompre leur carapace de vent pour devenir réalité. Le silence régnait entre les deux jeunes gens et seule l'eau de la fontaine continuait de chanter, comme si ce torrent de paroles ne l'eût pas troublée dans sa pureté transparente.
"Tu as tort, dit froidement Louise, il n'y a aucun ailleurs en dehors de toi-même. Ici, c'est déjà là-bas et où que tu ailles tout sera toujours pareil. Mais si tu nous méprises, si tu nous rejettes, si tu veux t'obstiner à croire que le meilleur n'est pas avec nous, si tu es si lâche que tu ne peux que penser à t'échapper, alors je ne t'en dissuaderai pas. Va-t-en, bonne chance! Mon père avait raison, tu es un idiot."
L'insulte claqua comme un coup de fouet. Arthur qui avait posé son regard sur le sol pendant qu'il parlait, se redressa subitement, comme secoué par cette sentence qu'il n'attendait pas. Il essaya de riposter:
"Vous êtes tous les mêmes, vous vivez à l'ombre de ce mur comme le lierre parasite, les fougères malingres et les mousses rampantes. C'est pour cela que je pars... Je vous quitte pour mes rêves qui sont là-haut. Ici bas je ne suis qu'un acharnement fatigué, silencieux et grotesque. La haut je serai déjà l'espoir et une fois de l'autre côté je serai la liberté.
-Cesse donc de parler toujours des mêmes histoires, tu me fatigues. Tu veux partir? Alors pars... Fiche le camp! Et emmène avec toi ton mépris. Ne me casse plus les oreilles, tu me donnes la nausée. Est-ce que tu crois que tes longs discours vont te faire avancer? Va peupler de ton fantôme ton autre monde, mais ne me compromets pas, je ne te suivrai pas. Adieu Arthur, adieu et bon voyage!
- Adieu, Louise" soupira-t-il.
Le jeune homme rentra directement chez lui plein d'amertume, mais déterminé à partir. Il se coucha très tôt et essaya vainement de dormir le visage enfoncé sous sa couverture. Il n'y parvint pas tant la colère et l'excitation le tenaillaient. Il se tourna et se retourna dans son lit, sans oser sortir de sa chambre de peur de réveiller ses parents et de laisser entrevoir ce qu'il s'apprêtait à faire.
Le lendemain, Arthur se leva peu avant l'aube. Furtivement, il quitta sa maison et se perdit dans les ruelles silencieuses et vides du village. Tout semblait dormir d'un sommeil de pierre. Il déambula un peu, comme égaré. En pensant qu'il abandonnerait définitivement cet endroit, il s'étonnait de se sentir quelque peu nostalgique. Chaque bâtisse fermée et étroite, chaque vitrine, chaque coin de rue correspondait à un souvenir, à un instant de son histoire. Sur chaque trottoir il avait laissé une trace et dans chaque place, il avait eu une pensée. Il n'avait jamais vu le hameau sous la perspective du départ et du passé. Il remarqua que cela lui donnait un charme étrange.
La vie semblait avoir déserté le village, pas une âme, pas un ouvrier, rien, personne... L'obscurité régnait... Étonnement la façade de la boulangerie, elle aussi, était sombre et muette. Il aurait dû cependant y avoir de la lumière, car un boulanger allume ses fourneaux de bonne heure.
Il alla au bord de la rivière et la remonta jusqu'au lac. Une fois sur la petite grève qui l'avait accueilli durant ses longues années de vagabondage, d'oisiveté et de solitude, il se détint et se plût à remémorer les instants précieux qu'il y avait vécu, assis là, sur les galets. Il aimait ce lieu paisible, protecteur et sensible, ce petit espace de nature qui lui avait tendu la main, le saule qui l'avait couvert de son ramage souple et triste. Jamais il n'aurait imaginé qu'au seuil d'une nouvelle vie, il regretterait d'une certaine façon ses petites habitudes. Néanmoins, avec un léger pincement au coeur, il retrouvait, à présent, dans tous les détails qu'il voyait une quantité de petits bonheurs ignorés, chargés de tendresse et de douceur.
Il soupira.
Au loin se dressait la muraille géante, superbe, implacable et terrible. Elle observait le jeune homme, elle épiait ses moindres faits et gestes, calculait ses doutes, soupesait sa détermination, évaluait son courage. Du haut de son imposante carrure, elle le dévisageait, tandis que sa tête couronnée de nuages se perdait dans le gris livide du ciel. Elle semblait avoir encore grandi, être devenue plus forte, plus vaste, plus méchante, plus verticale, maintenant qu'Arthur se préparait à l'affronter. Son buste de pierre se bombait et ses bras rigides affirmaient leur étreinte de granit sur la contrée comme si elle aussi eût désiré en finir.
Le garçon contempla la paroi, déconcerté, réalisant enfin ce qu'il allait faire.
Au pied du mur, Arthur crut discerner quelque chose, une tache noire et mouvante de laquelle s'élevait une sombre rumeur. Intrigué, il y concentra son regard comme pour deviner ce que cela pouvait bien être.
Soudain une peur atroce l'envahit, il avança doucement. Il comprenait.
Au pied du rempart, le village s'était rassemblé pour voir ce fou défier l'éternité. Louise avait parlé! Et la nouvelle s'était répandue.
Quand il arriva enfin, des sarcasmes, des huées et des injures le reçurent. Lui barrant le passage, une multitude rieuse l'attendait en effet, l'invectivait, le défiait et ricanait. Impassible, il se fraya un chemin parmi la foule, bousculant les paysans, les ménagères et les enfants. Une clameur indignée s'éleva de l'assistance et l'entoura promptement. Les villageois protestaient, le maire outré braillait, le prêtre scandalisé, les bras levés vers le ciel, implorait un châtiment divin, le commissaire le poussa avec rudesse et lui asséna un terrible coup de bâton dans les côtes. Arthur roula à terre, on lui piétina les doigts, les bras, les jambes. Des crachats volèrent, des coups partirent et s'écrasèrent lourdement sur son visage. Effrayé, le jeune homme leva les bras pour se protéger la tête. On le frappa sur tout le corps avec plus de rage encore.
Il se traîna, se redressa, courut jusqu'au mur et s'adossa à lui. Mais le village entier s'était fait l'allié de ce protecteur millénaire et jaloux. La communauté n'acceptait pas d'être mise au défi, ni d'être bafouée dans ses certitudes, dans son ignorance passive, dans sa quiétude invétérée. La faire douter, c'était menacer sa sécurité ancestrale, c'était l'attaquer. Elle s'était alors élevée en une muraille formidable bien plus méchante et agressive que celle de granit.
Ainsi Arthur subit toute la violence de sa solitude et de sa différence parmi les insultes, les railleries et les coups. Une véritable marée de haine se déversa sur lui et l'encercla comme une enceinte de chair, d'os et de sang. Affolé, suffoqué, perdu, Arthur chercha Louise du regard dans l'espoir de trouver un visage ami et compatissant parmi ce déchaînement de brutalité, mais tous les visages étaient celui de la muraille, il n'y avait plus de Louise, plus de moutons, plus rien, seulement des rocs bruyants, douloureux et meurtriers. Des cailloux volèrent dans sa direction et l'atteignirent à la tête, aux yeux d'abord, au front et à la bouche ensuite, sur tout le corps enfin. Ses dents volèrent en éclats, sa peau se déchira, une coulée âcre, rouge et chaude lui baigna la face, les épaules, la poitrine. Il s'affaissa. Enragé de le savoir saignant et pitoyable, brisé et meurtri, on se rua sur ce pauvre être effondré. On le haïssait, on le méprisait, on essayait de l'effacer comme une erreur, de le détruire, de l'enterrer à grands coups de bottes, à grands coups de poings. Un tourbillon de rancune et de fureur s'abattit sur cette créature défaite, la foulant comme un chiffon et la rejetant au pied du mur qui, solennel, rendait sa sentence impitoyable.
Plaqué contre la muraille qui le repoussait vers les hommes, Arthur tenta une fois encore de se lever, mais une main puissante lui saisit la nuque et lui enfonça la face dans la boue. Un talon percuta l'arrière de son crâne, s'y affirma et lui broya le nez contre le sol.
La foule rugissante, en proie à une folie assassine, se vengeait.
Arthur eut honte. Il désira âprement s'échapper, retourner en arrière, courir à toute jambe vers la petite plage de ses habitudes, là-bas au bord de la rivière, mais il était retenu par une horde assoiffée de violence.
Il ne voulait pas pleurer, il ne voulait pas supplier, mais il ne savait plus... Il n'y avait que les hurlements et les coups. Sa chair tuméfiée ne sentait plus rien.
La muraille l'écrasait, la terre l'avalait.
Tout tournait, tout s'évanouissait autour de lui...
Faiblir, simplement, il se sentit faiblir... disparaître.
La muraille vibra d'un rire sonore et victorieux.
Une petite fleur se dressait là, bercée par le vent, ses cinq pétales de neige, clairs comme un soleil, dansaient dans la bise fraîche, doucement. Elle était belle dans sa robe humide et verte, perlée de rosée, douce et innocente comme un rêve d'enfant, toute frissonnante dans sa paisible solitude.
Elle regardait Arthur qui, en retour, la regardait et elle souriait comme si, depuis longtemps, elle eût attendu cet instant. Le garçon ensanglanté, agonisant, épuisé, brisé, humilié, seul, sentit ses paupières se défaire dans un écoulement salé.
"Ne pleure pas, mon ami, susurra la fleur, on ne pleure pas face à un rêve."
Alors Arthur sourit à son rêve et, pendant qu'il sentait l'air fondre autour de lui, il embrassa du regard cette petite fleur qui s'effaçait lentement derrière un rideau de brouillard.

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Cet Autre Monde
PengembaraanArthur est né dans un trou, perdu dans la roche. Dans ce trou se trouvait son village, un endroit gris, monotone, où même l'amour fait bailler. Pourtant Arthur a quelque chose de spécial, il est original, et a pour rêve de gravir l'énorme mur de gra...