Genesis

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L'enfant se glisse dans l'étau de la nuit, obscure charbon à la voûte étoilée, quelques lampadaires illuminent d'une ombre ténébreuse la rue de l'Elysée d'habitude remplie de ces passants, de ces touristes, de ces personnes marchant vers un avenir s'écroulant, incertain pour quelques-uns. Elle porte un manteau sanglant sur ses épaules frêles, ses boucles brunes sur ses reins cascadent au rythme de sa foulée de souris. Discrète, elle se faufile dans les ruelles mal éclairées où les loups vendant coke et shit, se partagent les beaux mots pour ramasser le plus de fric, elle évite, habituée de ce chemin de croix. Chaque nuit elle voltige funambule au danger, cette appréhension s'égarant dans son cœur tourbillonnant, tout est mieux que d'affronter ce lourd fardeau, ces rêves démoniaques se dessinant dans une réalité future. Parfois elle esquisse dans son carnet des babioles, des figures écartelées, des bruits, des fureurs, des armes, du sang, le rouge sur les pages hante, dérange. En classe, les professeurs s'interrogent, est-elle folle cette gosse douée pour les études, souffre-t-elle d'une maladie psychique pour gribouiller des horreurs dans les pages de ses cahiers déchirés ? Misha ressent, elle voit surtout. Elle voit ces rancœurs, ces frustrations, ces pensées que l'on fabrique, que l'on retourne, valsant dans une ronde de douleur. Elle a compris que tout le monde souffrait, tout le monde geignait, tout le monde se fracassait dans l'étendu gigantesque d'une société pourrie. Elle n'entend pas ce bruit de pas sur la chaussée, ces talons de grande personne, d'un adulte masculin aux gants de cuir. Elle continue, se retrouve dans un cul de sac, piège aux dents de scie. Elle s'arrête, frissonne, n'ose se retourner, l'angoisse l'assaille car mademoiselle le connait. Il est là, prédateur autoritaire, non de sourire narquois sur ses babines carmines, rugueuses, mais des yeux de braises brillant de convoitise.

« Tu as sauvé plusieurs fois mon existence déjà bien entamée. »

Lui chuchote-t-il. Proche de sa douceur enfantine, de sa tendresse naïve, de ses mèches soyeuses, il pose une main sur sa nuque tremblante. Une larme s'échoue sur le sol enténébré de poussière.

Elle ne dit rien, secoue la tête.

« Pourquoi ? »

Demande-t-il. Les doigts de Misha se protègent dans ses poches trouées, elle serre fermement un bibelot protecteur, totem de ses balades inconscientes. Alors sa voix cristalline résonne faiblement, timide. Elle fixe le macadam plutôt que ce monstre.

« Vous êtes toujours dans ma tête. C'est vous que j'observe quand le sommeil m'enferme. »

Elle a ces paroles de fer mêlées de compassion, toujours ses lèvres se mouvent dans le chuchotement apaisant, toujours ses gestes rassurent, se ferment à la violence. Elle affronte le fléau terrible, cette créature tapie sous son lit, reposant dans un cercueil le jour et se levant la nuit. Elle les connait, l'ouvrage à la tranche cassé sur sa table de chevet, Dracula s'expose dans un murmure de narcissisme. Appelée peut-être par ce mythe dont elle raffole, elle a ingurgité ces centaines de pages et de documents volés. Elle n'y croyait pas, l'enfant, juste, elle s'amusait dans les draps, terreur et bonheur se conjuguaient dans une mélopée de passion. Puis l'obsession, puis la crainte de s'endormir, cette stature féroce, cette aura sauvage, ces visions nocturnes, ces barreaux de métal.

Le geste semble amoureux, passion dévorante quand le tissu dominant caresse la joue veloutée, trace un sentier jusqu'à cette jolie bouche de jeune fille. L'homme lui relève le menton, dans sa poigne l'oblige à lever son minois pour le fixer.

« Tu sais pourquoi je suis ici. »

Pour m'emmener chez vous.

Le bras de lait est encerclé de sa force rugissante. Elle n'est qu'une fillette prise dans le désir d'un maître, courageuse gamine qui se refuse à lui. Elle est traînée, ses pas obligés de suivre le corps titan jusqu'à la carlingue, vitres teintées, sièges de cuir. Un chauffeur fume, retire son bâton mortuaire, le jette d'un coup de chaussure dans l'égout d'à côté. L'expression ravissante de la demoiselle, effrayée, ravie le spectateur obéissant aux ordres de Clovis le roi. Elle pleure à présent, sanglots retenus dans la gorge obstruée de suppliques, elle ne les crie pas. Il lâche le poignet une seconde, le temps pour la fille de courir trois pas, le temps de gouter à la liberté enlevée, à ces souvenirs chéris qu'elle ne trouvera plus jamais. Elle griffe les paumes de son bourreau. Il rit. Patiemment, l'installe (tête maintenue jusqu'à ce que la princesse entre dans la bâtisse roulante), ses mains liées par une corde nouée, sa vue privée.

« Démarre maintenant. Nous rentrons à la maison.Dans ta nouvelle demeure. » Prend-t-il le temps de préciser à sa captiveterrifiée, le regard voilé de larmes suppliantes que le tissu absorbe.

MalaiméOù les histoires vivent. Découvrez maintenant