Le tricoteur de mots

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Il était une fois un tricoteur de mots et une femme qui en faisait la récolte.

L'homme avait l'habitude de se retrouver seul, ses aiguilles pour unique compagnie qu'il actionnait sans cesse. Sans répit, il tissait de longs fils de mots qui s'enchaînaient les uns à la suite des autres, chaque retour à la ligne annonçait soit la formation de nouveaux paragraphes ou encore la création de somptueux vers. Car le tricoteur de mots était avant tout un poète, mais son humilité refusait l'attribution de ce titre. Poète, c'était un bien grand mot à ses yeux. Selon lui, il n'était qu'un brodeur d'histoire, un tisseur de nouvelle, un couturier en poésie. Un artisan de la littérature, mais pas spécialement un partisan. Ses mots, il ne les gardait pas pour lui, il en faisait l'offrande au Monde. Il les parsemait à droite et à gauche, il les répandait par charité.Juste afin de voir vivre ses textes sur le visage d'autrui, par un regard, par un sourire, parfois même par une larme. Seulement, par mégarde, il arrivait que ses mots soient en réalité des maux qui s'échappaient parmi la multitude. Ils erraient entre les gens,invisibles le plus souvent.

Mais c'était sans compter la « récolteuse de mots », comme  elle aimait s'appeler. Elle partait à la quête des paroles laissées au cœur des villes, elle reconstituait des histoires avec des lettres trouvées en coins de rues. Au fur et à mesure de ses déambulations, elle avait succombé à des dires tout particuliers.Ce n'était jamais un seul mot relâché par hasard mais des bribes de textes, des vers entiers qui reposaient sur les murs, sur les sols, sur l'herbe et même dans l'air. Ces phrases regorgeaient d'une sonorité poétique propre à une seule personne. Elle étudiait ses récoltes et faisait ressortir les maux qui se cachaient dedans. Elle ne les jetait pas, elle les gardait encore plus précieusement et apprenait à les comprendre, à les aimer. Secrètement, elle espérait retrouver l'auteur de ces fragments de poèmes ou bien de nouvelles pour avoir la chance de lire des écrits complets et pour connaître l'entièreté de cet être.

Un jour, tandis qu'elle vagabondait à la recherche de nouvelles histoires, elle tomba sur une ressource de mots. Elle leurs porta une grande attention et reconnue la plume de cet auteur secret.Empoignant les mots dans la paume de ses mains, elle réalisa qu'il n'y avait aucune cassures entre eux. Il y avait bien des espaces,mais chaque paroles semblaient reliées à un fil transparent. Comme des longs fils, des cordes de mots. Alors elle les utilisa comme tels, espérant ainsi retrouver la source. Plus elle avançait et plus elle prit conscience qu'il s'agissait de maux. Ils possédaient une douleur sans pareille et fusaient de mille parts comme s'ils appelaient à l'aide. Doublant le pas, la récolteuse de mots parvint à son poète tant convoité. Au cœur d'une étendue verte, il siégeait là, il attendait, il tricotait. Il fallait avoir l'œil pour le trouver, caché sous le feuillage d'un majestueux saule pleureur, avec à ses côtés un fin cours d'eau qui s'écoulait.Timidement, la jeune femme approcha. Elle s'accrochait à ses cordes de mots et s'en aida pour venir l'observer de plus près.Étrangement, sa présence semblait interrompre le renouveau de ces maux, elle dissipait le nuage qui se formait autour de lui.

C'était un bel homme. Peut-être pas « beau » comme on l'entend,pas l'Apollon de toute une masse, pas celui qui fera succomber tous les cœurs à sa simple vue. Mais il avait une beauté bien à lui,assez singulière. A le voir au premier coup d'œil, peut-être était-il un peu surprenant. On ne s'attend pas à voir ce visage derrière des mots aussi éblouissants, mais on les comprenait mieux.Sur son faciès régnait un éternel sourire, non pas celui qui exprimait la joie, mais un empreint d'une tristesse, d'une souffrance, d'une véritable affliction. La dureté de la vie lui avait sourit et avait laissé sa trace ; elle ne s'est pas gênée un instant pour tirer sur les commissures de ses lèvres, quitte à les déchirer, juste afin de faire croire aux autres que tout allait bien. Un masque de porcelaine, à la fois solide et fragile. Tout le monde y croyait. Les Hommes passaient et ne l'observaient pas, ils l'entrevoyaient, le survolaient. Ils ne soupçonnaient pas une seconde la fausseté de ce rictus, aussi flagrante était-elle. Ils voyaient encore moins les autres blessures qui l'habitaient, toutes les plaies qui le recouvraient. Des blessures de guerre, des blessures de vie. Les cicatrices de son combat contre lui-même,contre ces démons qui l'animaient, ces fantômes qui le hantaient,ces ronces qui le déchiquetaient, ces pensées qu'il ruminait. Sauf la récolteuse de mots. Elle les voyait, elle. Elle y trouvait du charme, un plus grand intérêt que chez tout ces automates. Elle y trouvait de la sensibilité, du vécu. Elle voyait enfin l'entièreté.

Une fraise en dentelle encadrait son visage afin de le mettre en valeur, mais créait par la même une rupture entre son corps et son esprit, comme si une distanciation avait lieu, comme si les deux ne cohabitaient pas. A l'emplacement de son cœur ressortait une clef digne des anciens jouets mécaniques. Elle aussi avait l'air d'avoir traversé de tumultueux événements et avait quelque peu rouillée par endroits. Peut-être son cœur n'avait pas servi depuis longtemps, peut-être avait-il tellement souffert qu'il avait préférés'arrêter pour le moment.

La récolteuse de mots se posta juste devant lui afin de détacher la collerette qui emprisonnait sa nuque, espérant ainsi une union entre ce qu'il avait jusqu'à présent opposé. L'osmose ne se ferait pas aussi facilement que ce geste, ce sera sûrement un travail de longue  haleine, un long chemin durant lequel l'esprit et le corps se regarderont en chien de faïence, le temps qu'ils apprennent à se cerner, à s'appréhender. Après multiples craintes, pensant qu'elle n'en aurait jamais la force, elle saisit la clef qui renfermait son cœur et la tourna délicatement. Cela se fit sans aucunes difficultés, les rouages mirent juste du temps à s'enclencher à nouveau, à permettre au jeune homme de prendre en compte son  existence.

Désormais,aussi bien ses douleurs, ses paroles que le tricoteur de mots en lui-même n'étaient plus invisibles. Peut-être que la foule continuait de passer sans lui prêter d'attention particulière, mais il restait visible, il était vivant, il existait pour ne serait-ce qu'une personne. Aux yeux d'un être, d'une femme, il était tout. Il représentait son Tout.


 Le rôle d' « unique compagnie » n'était plus attribué à ses aiguilles, elles étaient certes des compagnons de voyage,l'outil dont il avait besoin pour tricoter sa Vie. Il attribuait et léguait ce titre à celle qui récoltait les fruits de ses écrits.Car à présent, cette présence au sein même de son nuage de maux permettait de sublimer ces derniers. 

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