Une main dont les cinq doigts vagabondaient avec lenteur sur les touches d'un piano. Une extrême douceur naissait envers cet instrument bien que chaque caresse qui lui fut prodiguée ne dégageait qu'un air mélancolique : une vague de tristesse déferlait. Il s'agissait d'une ballade solitaire au cœur même de sa solitude jusqu'à atteindre la...
Rupture.
Une seconde main, plus charnue, plus épaisse que celle qui l'accompagnait. Une main d'homme venait de surgir aux côtés des doigts fins de la femme. Un air soudainement étouffant résonnait,quelque chose d'inquiétant venait de prendre place pour rompre cette solitude...
Un choc entre les deux mains droites qui erraient sur le piano,interrompant cette sorte de course poursuite effrayante qui avait eu lieu entre elles. Un bon, puis une dualité. Ces mains identiques au delà de leur épaisseur semblaient se regarder, tels des chats faisant leur première rencontre, se tournant autour avec cet œil méfiant. Ici, ce duel se faisait à un ton de différence. Les mains jouaient en miroir : la femme guidait, l'homme reproduisait en une parfaite symbiose. Une bataille s'était établie, ces deux mains donnaient vie à cette confrontation, elles ne s'approchaient jamais trop près l'une de l'autre sauf lorsqu'il était question d'une certaine provocation, lorsque la tension était telle qu'elle éclatait en un pic d'attaque vers la main de l'autre pianiste.
Une troisième main.
Celle-ci était joueuse, taquine, elle ne craignait rien. C'était la farceuse qui n'avait pas froid aux yeux. La main gauche de l'homme venait croiser sa droite pour venir taquiner celle de la femme, jamais méchamment, bien au contraire. Elle cherchait à apaiser la tension,à calmer la sourde colère de son amie. Cela faisait une petite dissonance dans la mélodie, mais c'était avant tout une avancée vers ces doigts fins. Les notes s'allégèrent jusqu'à obtenir un air plus frais, plus doux. Les trois mains dorénavant étaient assez proches, elles s'amusaient ensemble. Se cherchant, se trouvant, se poursuivant le tout avec la résonance de certaines notes qui évoquaient un rire. Le public obtenait une promenade des plus agréables, ramenant le souvenir d'anciennes douceurs, faisant songer à une belle amitié passée ou non, une fusion : une complémentarité.
Timidement,une quatrième main vint montrer le bout de ses doigts. Elle voguait dans un premier temps dans son coin, et cette mélodie qui était précédemment si tendre, qui narrait à travers sa tonalité le récit de deux amis, reprit la mélancolie qui habitait le début du morceau. Peu à peu, une lutte solitaire fit son apparition à travers les noires et les blanches qui s'envolaient du piano. Un combat mouvementé pour vaincre cette tristesse soudaine qui venait prendre possession de son âme, qui l'emplissait dangereusement, qui noyait ses sentiments. Mais aussi une lutte pour vaincre cette crainte qui étouffait les notes, les écartant de plus en plus, les jouant si légères qu'elles devenaient presque inaudibles. Les dix doigts de la femme se précipitèrent sans crier gare vers ceux de l'homme et l'ambiance se calma de nouveau, retrouvant cette musique apaisante et tendre. Mais quelque chose venait de changer. Il ne s'agissait plus de cette relation amicale que le spectateur découvrait, mais de la douceur d'un premier amour qui venait d'éclore. Rapidement, ce sentiment gonflait ; rapidement, ce sentiment décuplait ; naturellement, la douceur muait en une passion enivrante et se traduisait pas un tango.
Les pianistes prenaient plus que jamais possession du piano, employant au fur et à mesure de leur morceau la totalité des touches pour déployer l'infini de cette passion. Leurs doigts se confrontaient,s'entrecroisaient et se découvraient dans l'unique but d'étendre leur amour, aussi bien de la musique que de l'autre, dans toute son entièreté.
Les dernières note se turent en un souffle, gardant le reste de leur histoire pour eux. Alors qu'une salve d'applaudissements prit le relais du piano et que des regards touchés par tant d'humanité admirèrent les artistes, les mains de ces derniers se mêlèrent,leurs doigts se lièrent pour ne se quitter que lors de nouveaux morceaux partagés.

VOUS LISEZ
Portraits
Short StoryÊtres éphémères, inspirants, parfois imaginaires. Des mots pour peindre différents visages, pour donner forme à des personnalités, pour clamer un hommage ou juste permettre à des personnages de prendre pieds. A réel se mêle l'imaginaire, et invers...