Partie 4

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Au signal clignotant de l'ampoule orange, la berline plonge dans la gorge sombre d'un parking souterrain, en plein cœur du quartier d'affaires de la Défense. Elle coule sans bruit vers les ténèbres, le long de la spirale de béton brut, et se dirige lentement vers le box que Marco loue depuis dix-huit mois –au noir et sous un faux nom, cela va sans dire. Comme prévu, un silence de cathédrale règne au quatrième sous-sol. Ce samedi soir, en plein mois de juillet, les employés des buildings alentours ont déserté leurs fourmilières au profit de la quiétude de leurs pavillons de banlieue ou de leur résidence secondaire éternellement en travaux. Parfait, il va pouvoir officier en toute tranquillité.

Une fois le véhicule stationné, Marco s'en extrait avec calme et actionne l'interrupteur. La lumière diffuse des néons envahit aussitôt le local. Les yeux du jeune homme, habitués à la pénombre après cent quatre-vingts kilomètres de conduite nocturne sur des routes forestières et des voies secondaires mal éclairées, mettent quelques secondes à retrouver leur fonction. Ce trajet imposé vers Paris demeure long et fatigant mais il est indispensable d'agir loin de chez lui, le plus discrètement possible. Même s'il lui en coûte des heures de préparation cartographique et quelques désagréments en cours de voyage, il change d'itinéraire systématiquement et sait qu'il ne dérogera jamais à ce principe, érigé dès le départ en règle élémentaire.

Nombre d'assassins se voient démasqués par excès de confiance peut-être, par bêtise ou manque de prévoyance plus probablement, parce qu'ils se sont attaqués à des victimes de leur proche entourage affectif ou géographique. Il ne commettra pas ces erreurs. Pas lui.

Soudain, un craquement sourd et lointain remontant des entrailles du parking le fait tressaillir. Il se poste immédiatement à la porte du box, l'oreille tendue, les sens à l'affût du moindre signe de vie. Rien, le silence est à nouveau total, rassurant. Fausse alerte.

D'un pas tranquille, il s'approche du véhicule. Le coffre s'ouvre sur quatre grands sacs de sport qu'il contemple avec satisfaction.

La phase deux peut commencer.

                                                                                               **

Assis sur le siège conducteur, Marco parcourt ligne à ligne les instructions détaillées de son carnet, suivant du doigt un élégant signet de tissu doré. Tous les accessoires sont installés, le lumineux Taxi Parisien positionné sur le toit à l'aide d'un astucieux mécanisme bricolé par ses soins et qui n'endommagera pas la carrosserie. Le propriétaire du véhicule se présentera au garage lundi et le récupérera contrôlé, réservoir plein, intérieur nettoyé, compteur kilométrique ajusté, sans soupçonner un seul instant l'excursion touristique qui s'est déroulée à son insu.

Marco réalise une ultime vérification des branchements électriques et électroniques : loupiotes colorées « libre/occupé », taximètre calculant le montant de la course, communication avec le GPS. Tout fonctionne à merveille et il se félicite à nouveau de ses achats sur ce site Internet turc, promettant anonymat à la commande et livraison confidentielle. Un lecteur de carte bleue complète l'illusion, mais personne à ce jour n'a eu l'occasion de s'en servir. Il ne peut s'empêcher de sourire à cette idée et se lève pour poursuivre l'inspection.

Nouvelle coche. Les plaques d'immatriculation sont parfaitement fixées – ce soir, il a prévu d'en utiliser trois jeux au total. Ultime tiret pour entériner le changement vestimentaire. Aux habits de ville qu'il vient de ranger dans le coffre, il a préféré des baskets, un survêtement sombre et une casquette beige, tenue plus confortable mais surtout bien plus impersonnelle et discrète.

Tandis qu'il referme le carnet, une bulle de plaisir fuse à grande vitesse le long de sa colonne vertébrale avant d'exploser dans sa boîte crânienne. Il savoure ces instants de tension, où l'excitation prend peu à peu possession de son corps, où ses muscles se tendent, ses sens s'affûtent et son cerveau abandonne les réflexions futiles pour ne se focaliser que sur l'objectif. Comme un sportif de haut niveau qui s'est préparé pendant des mois à la veille d'une compétition capitale. Sentir l'émotion de l'enjeu, si puissante source de motivation, menacer de déborder et prendre le pas sur la concentration. Le résultat serait désastreux.

Marco mesure alors pleinement les forces contradictoires qui l'assaillent et la fragilité de l'équilibre qu'il doit maintenir à tout prix. Au final, son plaisir est là : faire preuve de cette force mentale pour préserver raison, méthode et prudence et ne pas se laisser submerger par les pulsions qui déferlent, vague après vague, toujours plus sauvages au fur et à mesure que la libération approche.

Il prend une série de longues respirations, carnet en main, caressant du doigt un des coins supérieurs de la couverture de cuir. Le contact de sa peau avec cette surface érodée, presque patinée par le frottement de son pouce et dont il connaît la moindre aspérité, apaise son esprit en un rien de temps.

Marco pose délicatement sa Bible dans la boîte à gants sur un foulard carmin bien plié. Il est l'heure de se mettre en chasse, ou pour reprendre une expression qu'il ne connaissait pas mais qui lui plaît décidément beaucoup, de partir en maraude.

                                                                                             ***

Manon se sent ragaillardie par cette excellente soirée. A y regarder de plus près, elle est même carrément pompette après avoir fini une énième fois le verre de sa copine. Heureuse aussi de sentir les regards converger sur elles, signe que les deux « jumelles » forment toujours un tandem de choc. Seule ombre au tableau, Helena – Lena pour les intimes – lui a semblé plus effacée qu'à leur dernière sortie. Certes, son amie n'a jamais eu une personnalité très affirmée, mais Manon a été jusqu'à choisir pour elle les plats, les boissons et même les sujets de conversation. A l'arrivée, Lena n'a pour ainsi dire rien mangé, ni rien bu.

Peu importe, l'essentiel est ailleurs. Avoir mené à bien leur soirée d'anniversaire rituelle sur les Champs Elysées. La tête remplie d'étoiles, Manon se dirige mécaniquement vers l'Avenue Marceau, ne prêtant aucune attention aux serveurs et aux piétons qui se retournent sur son passage en la dévisageant.

Un samedi soir d'été, à deux heures du matin passées, les taxis parisiens sont logiquement pris d'assaut par les touristes et les fêtards. Comme à son habitude, Manon préfère s'éloigner des attroupements et des files d'attente conventionnelles pour se positionner deux cents mètres en amont sur l'avenue. Elle connaît un croisement stratégique où elle maximisera ses chances d'intercepter un véhicule libre en route vers les bornes officielles.

Bien entendu, quelques petits malins adoptent la même tactique mais son charme ne l'a jusqu'à présent jamais trahie. Presque en équilibre sur le bord du trottoir, main droite sur la hanche, elle se cambre exagérément et remonte le bas de sa robe pour dévoiler de quelques centimètres supplémentaires ses jambes dénudées, bien consciente que dans certains quartiers, on pourrait lui prêter d'autres intentions.

Son regard acéré et pénétrant balaie inlassablement le carrefour de gauche à droite, de droite à gauche, tâchant de capter l'attention d'un chauffeur moins scrupuleux que les autres. Deux bimbos blondes à forte poitrine comprimées dans des justaucorps vert fluo se font embarquer sous ses yeux à moins de vingt mètres de là. Manon serre les dents et passe à l'offensive.

La fin justifie les moyens. D'un geste sensuel, elle détache sa longue chevelure brune qui retombe en cascade sur ses épaules nues. Le résultat ne se fait pas attendre. Une imposante berline noire ralentit et se porte à sa hauteur. Elle ne manque pas de l'accueillir avec un large sourire.      

Taxi Fauve [Terminé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant