Mon corps crie famine.
Mais mon mental a d'autres projets, des rêves de grandeur : je serai une héroïne quand j'aurai prouvé au monde que je suis capable de vivre sans cette nourriture dont je ne veux plus dépendre.
Quelle faiblesse que de s'abaisser à manger, quelle honte d'assouvir un besoin aussi vil.
Je ne suis pas comme le commun des mortels ; je suis DC, bien plus forte que tous ces petits morveux obsédés par la nourriture et qui passent leur temps à lui accorder une importance telle qu'ils y sont enchaînés.
Moi, je suis libre.
Libre de ne pas manger si je ne veux pas.
Libre de ne pas céder à cette tentation débile de nourriture qui nous rabaisse et nous emprisonne.
Je refuse d'être l'esclave de mon corps.
Je refuse de lui offrir ce qu'il réclame.
Je suis plus forte que ça, bien plus forte, et un jour, je le prouverai au monde, je le lui prouve déjà tous les jours en lui montrant ce corps parfait dénué de graisse.Bon, il en reste encore un peu au niveau des fesses, mais, je vais faire encore un effort : plus de sport, moins de nourriture, et je vais le perdre ce kilo qui m'indispose. A 38 kilos, oui, à 38Kilos, je serai parfaite.
Ma mère s'inquiète. Elle me mitonne de bons petits plats. Mais qu'est-ce qu'elle croit ? Que je vais la laisser m'avilir à ses désirs de mère ? Que je vais me plier à cette faiblesse immonde qui consiste à se rassurer en faisant manger ses enfants ?
Qu'elle crève !
Je ne suis pas là pour traiter ses angoisses.
Ses angoisses, j'en ai déjà eu trop.
Petite, elle nous bassinait avec son poids, elle se trouvait trop grosse, tout en s'empiffrant à chaque repas.
"On ne va tout de même pas laisser ça !" qu'elle disait.
Piètre excuse.Moi, je suis différente. Je ne me raconte pas d'histoires, moi. Je ne me cherche pas d'excuse, moi. Je suis grande, moi. Je suis forte, bien plus forte, et quand je prends une décision, je la tiens, coûte que coûte, peu importe la fatigue. Pas grave si, au bas des escaliers, je les regarde en me demandant comment je vais les monter. Je force mon corps à m'obéir et il le fait. Il les monte ces escalier, et en arrivant à la maison, il va résister à la tentation que ma mère va lui mettre sous le nez avec son goûter. Il va aller faire ses devoirs, ce corps, et après il ira nager s'il veut avoir à dîner. C'est comme ça qu'on fait de grands Hommes,avec force, discipline et obéissance.
Demain matin, j'irai nager aussi pour éliminer le petit déjeuner à l'avance, comme ça, je serai tranquille pour la journée et je pourrai me concentrer sur d'autres choses, résister aux tentations de dix heures et à celles de midi. Peut-être, j'irai manger une salade sans sauce pour faire taire mon estomac. En calculant mes calories, je devrais être à zéro, entre ce que j'aurai consommé et ce que j'aurai dépensé en nageant...
Argh, c'est déjà l'heure du dîner, et je n'ai pas nagé. Il va falloir résister au supplice. Toute cette nourriture sur la table dont je suis interdite. Peut-être je vais prendre un peu de soupe. C'est bien la soupe, c'est peu calorique, c'est plein d'eau et ça remplit bien l'estomac. Après une soupe, mon ventre me laisse tranquille.
Mais la traîtrise est là. Après avoir gouté au plaisir de manger, mon corps m'en réclame plus et mon mental a du mal à s'imposer ; les arguments pleuvent. Je pourrais aller nager après dîner. Regarde, il y a du bleu-de-Bresse, ton fromage préféré. Tu pourrais en prendre juste un peu, et il serait éliminé par les milles mètres que tu feras après. En plus, l'eau est froide, tu perdras encore plus de calories. Une lichette de fromage ne changera pas grand-chose...Finalement,c'est le fromage entier qui y passe. Et avec lui, c'est la haine qui m'emporte. La haine et la honte.
Mais surtout la haine vis à vis de ce corps toujours trop gros qui ne pense qu'à se sustenter. Je le déteste. Et je me déteste de lui céder ainsi avec autant de faiblesse.
Heureusement, ma volonté est de fer et déjà, je reprends le contrôle. Ce soir, ce n'est pas mille mètres que je vais faire en nageant, mais trois milles. Ça lui apprendra, à ce corps, à me désobéir ainsi.
Qu'est-ce qu'il croit ?Qu'il peut ainsi n'en faire qu'à sa tête ?
Ça ne va pas se passer comme ça. Il va payer, et je vais le soumettre à ma détermination : il va nager, encore et encore, sentir la morsure de l'eau froide, tendre mes muscles, dépasser la fatigue, continuer à nager même quand il n'y aura plus rien...Après ces trois milles mètres, il faut rentrer à la maison, traverser le jardin, remonter les escaliers. Mon Dieu, ces escaliers, comment vais-je les monter ? Je suis épuisée. Même la rambarde ne m'est d'aucun secours. Je n'ai plus la force de lever le bras. Les larmes montent et cette fois, c'est la honte qui prend le dessus sur la rage. La honte d'être aussi faible, la honte d'être aussi petite, la honte de ne pas y arriver.
Non, je n'arriverai pas à changer ma mère. Non, je n'arriverai pas à changer mon corps qu'elle n'aime pas. Elle ne m'a jamais aimé. Tout ce qu'elle a su me donner, c'était des reproches. Aucun mot de réconfort ni de bonté... Elle n'a eu de cesse que de me parler de cette sœur morte avant moi, après trois jours chichement vécus.
Comment rivaliser ?
Comment se faire aimer plus qu'un fantôme ?
Et là, seule au pied de mon escalier, dans la pénombre de cette nuit d'automne tremblante, je m'effondre et je pleure.Ce n'est pas grave de pleurer maintenant que j'ai fait mes longueurs. Je peux me l'autoriser, car je sais que mon corps n'a pas gagné. Je suis en paix.
Je sèche mes larmes et je monte les marches assises à l'envers, l'une après l'autre. C'est une bonne tactique de se fixer de petits objectifs,car de petit en petit, on fait de grandes choses.
J'entre dans la maison. Mes parents sont devant la télé, je suis tranquille. Je vais dans ma chambre et je me couche. Il faut dormir, demain, je me lève à 5:30 pour aller courir avant d'aller au lycée. Si je ne mange qu'une pomme au petit déjeuner, ça devrait finir de compenser le bleu-de-Bresse de ce soir.
Je m'endors avec une certitude ; cette fois, je vais y arriver. Oui, quand je serai à 38kilos, les autres verront ma beauté, ils verront tous les efforts que je fais pour me faire aimer, et ils lui diront, à elle, qu'elle peut m'aimer maintenant...Allez, encore un effort. Encore un petit kilo en moins, et je serai heureuse.
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Vulnérabilité
Poetryc'est un texte qui me vient de loin, de ces textes que l'on écrit avec les tripes et qui sort avec la rage...