XXXVI

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Ses yeux bruns si profonds fixés sur l'horizon, ses mains sur le volant et le soleil qui éclaire sa peau, voilà quelque chose de beau. Je la regarde puis regarde la route, cette route qui continue, encore et toujours, éternelle et infinie. Elle s'étire sur tout le pays, du nord au sud de l'est à l'ouest. Quelque part, c'est la reconnexion avec la beauté des paysages que l'on cesse trop vite de voir. Quelque part, c'est la vie. Depuis que je suis sur la route j'ai compris et réalisé pas mal de choses, autant des choses en moi et sur moi, mais aussi sur la vie de tous les jours, sur les autres, sur les relations, sur le monde qui nous entoure, la Nature, les façons de voir la vie, les choses qu'on ne prend pas le temps de regarder, ces mots que je n'ai jamais osé dire, ce courage qu'il m'as manqué, ces maux que je n'ai pas pris le temps d'observer, cet obscure fantôme qui me suit dans toutes les directions, ces choses que j'ai pu faire, dire, ressentir, penser, et finalement je remarque la progression entreprise depuis que je suis sur la route. Depuis sur la route ou depuis que j'ai rencontré Nahéma ? C'est une question à laquelle je ne souhaite pas répondre maintenant. J'ai compris l'importance des mots, des gestes, des choses qu'on ressent au fond. J'ai ressenti énormément de choses et ça a été un peu le grand huit des émotions que jamais je ne pensais pouvoir ressentir un jour.

La route défile et nous traversons toujours la Californie, la route devient plus intense au fur et à mesure que nous approchons de notre destination finale. Je commence à trépigner d'impatience de pouvoir voir enfin San Francisco, mais en même c'était avec un pincement au cœur que je me dis que la fin du voyage amènerait peut-être la fin de ma « relation » avec Nahéma. Je préfère ne pas y penser et déciderait de lui en parler lorsque nous serions à Cisco. On traverse Auburn et Sacramento, en passant je remarque une pancarte indiquant Folsom, et je ne peux m'empêcher de penser à Johnny Cash et à son fameux concert dans la prison de Folsom, J. Cash a toujours été très militant sur les conditions de vie et le sort des prisonniers, des fois je me dis que nous aurions besoin de gens comme lui. Davis, Dixon, Vacaville, et nous approchons du but, de l'arrêt et de la libération. Je remue dans la voiture et tape du pied.

On dépasse Fairfield et Vallejo et je vois enfin l'océan. Je n'avais vu la mer de ce côté, ça me fait vraiment très bizarre de voir ça, j'ai l'impression que plus on approche du but plus ça me stresse car pour moi Cisco c'est l'inconnu, et pire que ça, je ne sais pas du tout ce qu'il va se passer. J'ai toujours été un peu un « nerd control » et là ça me stresse de ne pas contrôler ce qu'il va se passer, mais quelque part, je me dis que l'inconnu permet de vivre des choses inattendues et que finalement, il faut avoir confiance en moi et en Nahéma, pour voir ce qu'il va se passer. Il y a quelques semaines je n'aurais jamais imaginé raisonner de la sorte et tenter de me calmer au lieu de me faire directement des films ou Nahéma m'abandonnerait comme une embarcation percée qu'on laisse dans son jardin et qu'on ne regarde même plus. Aujourd'hui les choses ont changé, et j'ai hâte de voir ce que tout ça va donner. On traverse Richmond puis arrivons à Berkeley, Oakland et enfin Cisco. Je ne peux m'empêcher de retenir mon émotion en voyant le Golden Bridge, et tous ces buildings. On roule quelques minutes dans le centre puis nous garons près d'un parc, on flâne, on marche, on regarde, je suis ébahi par ce que je vois, j'ai un peu l'impression d'être un gosse dans un nouvel endroit. Je ne peux m'empêcher de retenir mon émotion et j'ai les yeux humides, je me tourne vers Nahéma et je m'étonne de voir que mes yeux humides, elle les a aussi, alors on se regarde dans les yeux, encore une fois je fonds sur place en voyant la beauté, toutes les nuances de ses yeux qui percent mon âme.

Ça y est, on est arrivé, on a dormi dans la voiture, dans des coins nouveaux, on a traversé le pays, on est exténué, on a quitté notre vie pour vivre ça, on a réalisé un rêve proposé comme ça, sur un coup de tête, on a fait, on l'a fait. Je ne sais pas quoi dire, mes jambes tremblent, je me pince pour réaliser que je ne rêve pas, je ne peux pas y croire que moi, le pauvre mec incapable d'aller au bar à 50 mètres de chez lui est parti en road trip jusque Cisco, je ne regrette pas et n'oublierais jamais. Je suis fier en pensant à tout ce parcours que Nahéma et moi avons traversé, je repense à John, Bob et ces gens croisés sur la route, s'ils savaient ! Ce soir nous irons au restaurant, puis dormirons à l'hôtel et c'est moi qui invite !

On boit et on mange comme des rois, on rit aux éclats et on passe une merveilleuse soirée, quelque part j'ai l'impression d'être heureux, j'ai ce sourire en permanence sur les lèvres, d'un côté je trouve ça chouette d'être heureux, mais j'ai peur que ça cache quelque chose. Enfin, l'heure aujourd'hui n'est pas à la prise de tête mais à la fête !

Cette nuit j'ai dormi comme un loire, enfin dans un vrai lit confortable. Inutile de vous expliquer à quel point mon dos a été satisfait ! Je me promène tranquillement dans Cisco avec Nahéma et je lui pose la question fatidique... « Bon, et maintenant on fait quoi ? » avec un air dubitatif. C'est là qu'elle pose sur moi un grand sourire et me pose cette question « Et si on se barrait ? ». J'esquisse alors un grand sourire et dit « En route ! ».


Ad Vitam Eternam. [Terminé.]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant