MANIZER [EN PAUSE]

Two - Bleu nuit

Lionel sentit sa mâchoire se décrocher de son visage.

Le plafond arqué de la cave était recouvert d'épais draps en velours rouges qui s'enroulaient autour des colonnes en bois parsemant la pièce en forme de « L ». Au fond de celle-ci, une estrade soutenait une barre de fer ressemblant en tout point à celle du métro et faisait face à deux ou trois rangées de tables et de banquettes envahies par des groupes d'hommes, parfois plongés dans une discussion entrecoupées d'éclats de rire sonores, parfois occupés à observer minutieusement toute personnes passant à proximité d'eux. Derrière les tables, il y avait foule : une masse grouillante qui se déhanchait plus ou moins gracieusement sur la musique ou qui, plaqués contre les murs en pierres, se dévoraient les lèvres ou le cou comme des vampires assoiffés.

Lionel sentit la main de Vic l'entraîner vers le bar, dans l'unique coin où l'air semblait encore circuler. Derrière le comptoir, un homme noir dont les cheveux étaient rasés sur les tempes et traversés d'une sorte d'éclair au-dessus des oreilles leur adressa un mouvement de menton. Ludovic commanda pour eux sans même demander l'avis de son ami – ou otage, Lionel ne savait plus vraiment comment ils étaient arrivés ici. Ni même, au fond, quel était cet endroit. Il lui rappelait bien les quelques souvenirs de boîtes gay de sa jeunesse, mais l'ambiance créée par ces lampions rouges et dorés et cette odeur de lavande mêlée à de l'encens flottant dans l'air avait quelque chose de... lubrique.

« Oh, je ne m'attendais pas à vous croiser de nouveau, fit une voix derrière lui, attirant le regard de Lionel et Vic. »

Le visage étrangement familier d'un jeune homme apparut dans son champ de vision. Ses yeux bruns s'animèrent d'une lueur joueuse lorsqu'un sourire narquois passa sur ses lèvres, mais l'attention de Lionel s'attacha au ruban rouge noué autour de sa gorge. Sa vue refit instantanément jaillir de ses souvenirs sa rencontre avec ce garçon aux cheveux blonds graissés, alors qu'il finissait à peine son travail dans ce même quartier de la capitale. Un « ah » lui échappa sans même qu'il ne s'en aperçoive et, du coin de l'œil, il vit Ludovic lui jeter un regard curieux. Heureusement, avant qu'il n'ait le temps de faire le moindre commentaire, le barman, toujours postés derrière eux, claqua des doigts à l'attention du garçon au ruban rouge et désigna un plateau de verres de l'index. Celui-ci émit un grognement ennuyé, souleva le plateau au niveau de son épaule et, posant sa main libre contre sa taille, se détourna de Vic et Lionel pour aller slalomer entre les tables.

« Attends, tu es déjà venu ici ? J'y crois pas, souffla Ludovic d'un air suspicieux en se retournant face au bar.

– Non... Non, jamais. Je l'ai juste croisé dans la rue il y a quelques jours.

– Je vois. Juste croisé, bien sûr, reprit-il avec un clin d'œil appuyé, auquel Lionel répondit par un froncement de sourcil. »

Avalant une gorgée de sa pinte de bière, Lionel passa sa langue sur sa lèvre pour en enlever la mousse blanche en parcourant la pièce des yeux. Il ne l'avait pas remarqué jusque là, mais ce garçon blond n'était pas le seul à déambuler entre les tables avec un plateau sur l'épaule ou sous le bras. Mais, après réflexion, déambuler n'était pas le mot juste : se déhancher était plus proche de la réalité. Ce n'était que des hommes, plus ou moins jeunes, mais aucun d'entre eux ne devait être plus vieux que Lionel lui-même. Un sourire figé sur les lèvres, plus ou moins dévêtus, leurs hanches roulaient sous le nez de leurs clients mais, à l'exception de quelques mains effleurant leurs cuisses, ils parvenaient à rester étrangement intouchable, comme des œuvres d'arts exposés dans un musée porteuses d'un panneau « ne pas toucher ».

Mais il y avait un détail bien plus curieux aux yeux de Lionel que l'indescriptible aura à la fois provocante et charmante qui émanaient de ces jeunes hommes : chacun d'entre eux portaient ce même ruban écarlate autour du cou.