Je suis dans mon lit, je perçois de l’agitation au dehors. Je ne sais pas si c’est la réalité ou un rêve. Le bruit se fait de plus en plus persistant et je commence à émerger de mon sommeil. Je tends l’oreille et j’ai l’impression d’entendre des gens défiler au pas, comme si des soldats passaient. Mais c’est impossible, on est samedi, on est en mai, il n’y a aucune fête nationale en France et on est au 21e siècle ! Je me lève quand même et me rapproche de la fenêtre. Je tire légèrement le store et jette un coup d’œil à l’extérieur. Quelle surprise ! Suis-je en plein rêve ? La rue a changé tout en restant elle-même ; c’est étrange, elle paraît plus vieille, beaucoup plus vieille. Et pire, il y a bien des soldats qui remontent la rue. Ils ont quelque chose d’étrange, ils me disent quelque chose… Au mon Dieu je vois maintenant ! Ils arborent tous une brassière avec le sigle nazi. Comment est-ce possible ? C’est certainement une parade, mardi c’était férié en l’honneur de la victoire du 8 mai 1945 des Alliès ; ils n’ont pas pu célébrer ça en semaine et ils le font aujourd’hui. Je me rassure et me détourne… Seigneur ! Mon studio a complètement changé dans la nuit. Une lampe à naphte remplace mon lustre, la moquette a cédé sa place à un parquet usé, le robinet fuit, mon armoire en tissu est remplacé par une penderie lugubre. La peur me noue l’estomac. Ce n’est pas pour une parade qu’on a changé chez moi en une nuit durant mon sommeil. Je ne suis pas en train de rêver, je me suis pincé à sang ! Suis-je devenu schizophrène ? Suis-je dans un monde imaginaire enfoui dans un sombre recoin de mon esprit instable, prêt à surgir quand je suis faiblement abandonnée dans mon sommeil ? Est-ce possible ? Espérons car la porte au rez-de-chaussée vient d’éclater sous les coups de bélier des soldats. Au dehors, ils amassent tous les arabes et les noirs qui habitent la rue. Il y a même quelques blancs, je suppose qu’ils doivent être juifs ; je ne me suis jamais douté qu’il y avait des juifs dans le quartier. Leurs pas résonnent dans l’escalier en bois, je suis effrayée, je suis noire! Ma porte vient de céder, ils pénètrent en masse et me crient des choses en allemand ; j’y comprends rien et je suis sure que même si je comprenais l’allemand en ce moment j’ai si peur que je ne saurai même pas ce qu’ils disent. Ils m’empoignent et me traînent à travers les couloirs, les escaliers ; mes genoux heurtent le bois mais je ne sens rien tellement la peur me paralyse.
Nous nous retrouvons tous dans un camp lugubre entouré de barbelés menaçants. Nous sommes tellement nombreux, sans ironie c’est noir de monde. L’odeur fétide de la peur se dégage de cette masse compacte. Il n’y a aucun moyen de s’enfuir, ceux qui ont essayé se sont fait abattre comme des chiens. Ils viennent nous chercher par groupes. Certains sont conduits vers les chambres à gaz, d’autres pour la fusillade. Je ne sais pas ce que je préférerais et au point où j’en suis ai-je vraiment l’embarras du choix ? Je n’arrive toujours pas à y croire mais il semblerait que nous ayons fait un saut dans le temps ; ou que le temps ait fait un saut vers nous, tout dépend du point de vue. Quoi qu’il en soit nous sommes en 1944 et la France est dans les mains des nazis. Comment se fait-il que ce soit arrivé ? Notre transfert temporel pas l’abdication de la France ; je n’en ai aucune idée et je n’arrive pas à réfléchir car l’odeur de la mort paralyse mes neurones. Elle est si proche…
Des soldats viennent nous prendre, nous nous dirigeons vers les chambres à gaz, au moins ce sera indolore. Ils nous entassent dedans. Ils nous enferment. Tout le monde se regarde l’air de dire « C’est donc les dernières personnes que je verrai sur cette Terre et je n’en reconnais aucune… ». Le gaz se répand et bientôt nous ne voyons plus rien, il nous prend à la gorge et nous pique les yeux. Ce n’est pas si indolore que ça. J’ai envie de dormir, je ferme les yeux. Je me sens si légère, je sens que je peux m’envoler loin de cette cage mortelle. Je sens même mon corps, ou mon âme qu’en sais-je, s’élever. Je m’endors pour de bon mais je me sens retomber, non ! Je chute infiniment dans un gouffre obscur, je crie mais aucun son ne sort de ma bouche ! Finalement j’atterris violemment et d’un même mouvement je me réveille en sursaut dans mon lit. Mon studio est normal, rien n’a changé. Ce n’était qu’un mauvais rêve… J’essaye de me lever quand une douleur horrible transperce mes genoux. Je rejette les couvertures et les découvrent sanguinolents. Ce n’était pas qu’un mauvais rêve…